Le
Père prodigue ou le triomphe de la gratuité
(4e dim. carême, C – Lc 15, 1-32)
On
pourrait effacer tous les contenus des évangiles et garder seulement la parabole
du Père du fils libertin et on aurait l’essentiel du message de Jésus. Car,
finalement, toute la nouveauté de son enseignement est dans la révélation de ce
Père, figure de son Dieu, dont le cœur est un abîme de tendresse, de
miséricorde et d’amour, mais qui doit gérer l’égoïsme, la mesquinerie et les
bassesses de ses deux enfants qu’il veut, malgré tout, rendre heureux
À
mon avis, cette parabole marque un virage fondamental non seulement dans la façon
humaine de concevoir et de présenter le Mystère de Dieu, mais aussi dans la façon
de comprendre le sens et le but de la vie et de la présence de l’homme en ce
monde.
Cet
abîme de bonté, incarné par le père de la parabole qui submerge et cache, pour
ainsi dire, la misère humaine et spirituelle de ses enfants dans la profondeur
de son amour, est là pour nous faire comprendre à quelle source Jésus nous
invite à nous abreuver et quel genre de rayonnement nous devons à notre tour
dégager. Face à ce Père qui nous génère, nous attend, nous reçoit et nous serre
dans l’étreinte d’un amour totalement gratuit, inconditionné et, pour nous, presque
insensé, nous ne devrions pas avoir d’autres choix que de l’accueillir dans
l’émerveillement de sa qualité, de sa nouveauté, afin d’en vivre et avec lui
transformer le monde
Par l’image de ce père, Jesus nous révèle donc
la nature de « son » Dieu. Il nous le présente comme un Être qui ne sait qu’aimer
; qui aime sans conditions, sans raisons, sans clauses, sans limites et dont la
bienveillance et la tendresse nous sont toujours assurées, indépendamment de
nos fautes et de nos mérites. C’est un Dieu qui se complaît dans l’amour et la miséricorde et nos pas dans les
sacrifices[i]
(Os 6,6 ; Mt 9,13)
On
se rend tout de suite compte que le Dieu de Jésus est à l’opposé du Dieu de la religion
judéo-chrétienne. Le Dieu de cette religion
est un Seigneur tout-puissant qu’il faut apprivoiser, calmer, se rendre
propice, acheter (par nos sacrifices et nos supplications et nos mérites) pour qu’il
nous donne sa « grâce »,ses faveurs, sa protection, son pardon et le salut
éternel. Ce Dieu ne connait pas la gratuité, mais seulement le marchandage, la
rétribution pour la soumission, les ouvres et les bons services rendus. C’est
donc un Dieu qui accepte seulement l’homme en règle et « juste » et qui rejette
et condamne le « pécheur» qui ne suit pas les règles tracée à l’avance par le
système religieux. Nous sommes ici à des années lumières du comportement du père
de la parabole.
Le
père de la parabole ne demande pas au fils défait et humilié qui, après son
aventure tragique, revient à la maison, une compensation et des excuses. Il
n’exige pas qu’il rembourse l’argent qu’il a gaspillé, ou qu’il paie maintenant
un loyer ou une pension ... rien de tout cela ! À la place, il le couvre de sa
tendresse et du débordement insensé de son amour. C’est
jusque-là que va la gratuite de l’amour ! C’est ainsi que le Dieu de Jésus se
comporte ! C’est cette même attitude et cette même qualité d’amour que Jésus
propose comme mode de vie à ses disciples, étant donné qu’il est convaincu que
chaque humain est sorti du Mystère de Dieu et qu’il est habité par son
Esprit.
C’est
en cela que consiste la nouvelle logique de l’évangile qui n’est plus la
justice du « do ut des »,… tu fais une gaffe, tu écope…; tu fais le mal , tu en
assume les conséquences ; tu commets un crime,
tu seras punis ; tu te coupes, tu
vas saigner ! …Mais la logique folle d’une autre justice
qui guérit et qui sauve sans frapper, sans humilier et sans anéantir, parce que
la mesure de sa référence est celle de l’amour qui veut toujours et sans conditions
le bien de l’être aimé.
Le
drame de la religion chrétienne est
d’avoir remplacé la logique de la gratuité de l’évangile, par la
logique d’une justice « commutative » où la miséricorde, la bienveillance, le
pardon et le salut ne sont pas obtenus gratuitement, mais donnés par Dieu « en
échange » du sacrifice de son Fils (« qui nous a acquis et mérité le
salut ») et ensuite en échange des « sacrifices » et des «mérites» des croyants.
Ce
passage de la gratuité de l’amour, à l’achat de l’amour et de la grâce de Dieu accordée
en échange des «bonnes œuvres », des mérites et des sacrifices, a eu de
lourdes conséquences non seulement sur la pratique et la spiritualité chrétiennes,
mais aussi sur configuration de la société occidentale en général.
En
effet, si nous gardons présent à
l’esprit le fait que la civilisation et
la culture occidentales ont été moulées par la religion chrétienne, nous
pouvons mieux comprendre pourquoi la mentalité de l’échange et du «commerce» soit si profondément
ancrée et présente en Occident, au point que cette partie du Globe s’est transformée
très tôt en une immense société
capitaliste de marché régie par la compétition, la concurrence,
l’agressivité, la consommation; où tout est négociable et monnayable; où plus
rien n’est gratuit; où tout doit
être gagné et acheté , où les seules valeurs qui comptent sont celles
de l’argent, du profit et du pouvoir, avec l’aveuglement, l’insensibilité,
l’irresponsabilité et la
folie qui souvent les accompagnent.
Voilà
alors l’urgence de retourner et de se convertir à la gratuite de l’Amour de
l’évangile seule capable de faire sortir l'humanité de la logique criminelle du pouvoir, ainsi que de l’impasse où l’aveuglement, la stupidité, la cupidité et
l’irresponsabilité de ses gouvernants l’ont confinée. La réflexion sur la figure du Père de cette émouvante parabole peut nous y aider.
Une chose est
certaine : celui qui a saisi la véritable nature du père de cette parabole,
ne sera plus jamais capable à Noël de
chanter le «Minuit Chrétien» à un petit Jésus venu au monde «pour effacer la tache originelle - et de
son père arrêter le courroux.».
B.M. –
Montréal 23 mars 2022
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire