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vendredi 26 juillet 2019

Une femme pas comme toutes les autres



(16e dom. ord. C – Lc.10,38-42)

            Ce bref passage du chapitre dix de l’évangile de Luc est l'un des textes les plus captivants et, en même temps, les plus contestataires du N.T. Ce texte, qui vient après la parabole également subversive du bon samaritain, conclut ce chapitre comme le coup final d’un feu d’artifice par lequel Luc veut surprendre ses lecteurs par l’extraordinaire charge innovatrice de l’enseignement du Maître de Nazareth. Dans ce récit tout est symbolique, et donc tout doit être déchiffré et interprété. On doit être capable de lire entre les lignes les non-dits qui y sont cachés.

            Jésus est en route, il traverse le village de Béthanie accompagné de ses disciples, mais lui seul est invité à entrer dans la maison de Marthe et Marie que nous savons par ailleurs (de l’évangile de Jean) qu’elles sont les sœurs de Lazare que Jésus avait fait sortir vivant du tombeau.

            Le fait que les disciples restent exclus de cette rencontre est déjà un indice que ce qui va se passer à l’intérieur est peut-être au-dessus de leur capacité d’acceptation et de compréhension et qu’il vaut donc mieux pour eux, pour le moment, d’en rester exclus. Dans la société juive de ce temps, le fait que Jésus entre tout seul dans une maison occupée par deux femmes seules, est déjà un comportement non-conforme, pas mal osé et, pour beaucoup, scandaleux. Et cela constitue déjà un message et un enseignement.

            Avant de parler de Jésus et de ces deux femmes, disons quelques mots sur la société patriarcale du Moyen Orient du temps de Jésus.

            Dans cette société, seuls les hommes avaient des droits et du pouvoir, les femmes n’en avaient aucun. L’état de dépendance, de soumission et d’infériorité des femmes était une stratégie de défense générée par la peur des hommes de se sentir inferieurs aux femmes ; une stratégie qui leur permettait d’assurer leur suprématie, d’affirmer leur pouvoir, leur importance et leur prétendue supériorité. Dans les sociétés patriarcales d’autrefois et de maintenant, par un phénomène de mimétisme général inconscient, les mâles adoptent l’attitude typique du gros crétin débile qui écrase le plus petit pour se sentir plus grand; qui bat le plus faible pour se sentir plus fort; qui humilie ou ridiculise le moins doué pour se sentir plus intelligent.

            Les hommes ont pu dominer et opprimer les femmes pendant longtemps surtout  parce qu’ils ont réussi à les garder dans un état permanent d’infériorité intellectuelle, en leur interdisant l’accès à l’éducation, à l’instruction, au savoir et aux connaissances; et cela en réprimant leurs aptitudes humaines, leurs capacités intellectuelles; en empêchant leur épanouissement personnel par l’interdiction de cultiver leurs talents, de se réaliser en accord avec leurs désirs et leurs aspirations profondes. 

            Le texte évangélique de ce dimanche nous présente deux femmes qui sont l’une à l’opposé de l’autre. Dans ce récit Marthe et Marie sont évidemment deux figures emblématiques (symboliques). Elles représentent deux types de religions, deux types de comportements, deux types de réalisations humaines et personnelles, deux types de sociétés et deux mondes.

            Dans ce texte évangélique, un type est refusé et condamné, l’autre est accepté, encouragé et proclamé par Jésus comme celui qui doit désormais caractériser la façon  de penser et de vivre de ses disciples. Voyons cela d’un peu plus près.

            Marte est la femme qui accepte sans contester les règles de la société patriarcale de son époque et elle s’y conforme de bon gré.

            Marthe est le spécimen parfait de la femme soumise et asservie telle qu’elle est voulue et programmée par la religion et le système patriarcal de son temps. Elle est la femme complètement intégrée à ce système. Elle accepte sa condition et sa situation de «servante », de femme à la maison; de femme qui n’est faite que pour rester renfermée dans sa maison, pour s’occuper uniquement du ménage, de la cuisine, du mari et de la marmaille. Tout ce qui est en dehors de sa maison ne la regarde pas, ce n’est pas son affaire, mais uniquement une affaire d’hommes. La maison est sa cage, sa prison, ainsi que toute sa vie. Pour accomplir cette tâche, elle n’a pas besoin d’être une personne cultivée et instruite. Il lui suffit d’être une ménagère robuste et musclée et donc, finalement, de rassembler plus à un homme qu’à une femme.  

            Marthe est la femme qui n’est même pas résignée à son sort. Elle n’en souffre pas. Elle l’accepte. Elle l’embrasse, parce qu’elle est convaincue que son sort de femme soumise, servante et ignorante est la seule façon qu’elle a de vivre sa vie de femme, la seule sorte de vie qui lui convienne en tant que femme.

            Marthe représente la femme totalement coulée dans le moule de la religion, de la culture, de la mentalité, des lois, des traditions et des préjugés de la société patriarcale de son temps. Elle est donc l’exemple d’une programmation et d’un endoctrinement parfaitement réussis de la part du système machiste. Tellement conforme et endoctrinée, qu’elle ne réussit même pas à imaginer qu’une vie de femme puisse se dérouler autrement et qu’une femme puisse être autre chose qu’une esclave et une servante à la disposition de l’homme.

On peut clairement toucher chez Marthe cette intériorisation de son statut de femme-servante dans le reproche indirect qu’elle adresse à sa sœur lorsqu’elle dit à Jésus : « Seigneur, on dirait que tu t’en fous que ma sœur veuille être différente de moi ; qu’elle ne veuille pas servir, mais seulement t’écouter, … Serais tu, par hasard, de mèche avec elle?  Est-ce que tu encouragerais, par hasard son indépendance, ses drôles d’idées, ses caprices, sa paresse ? Pour qui se prend-elle ?…  Dis-lui donc qu’elle intègre sa place et sa fonction de servante… ! »

             Marie est le contraire de sa sœur. Marie est la femme contestataire qui s’oppose de toutes ses forces aux préjugés et aux attitudes débiles du système machiste de son  temps qu’elle déteste. Nous dirions aujourd’hui que Marie représente la femme « moderne »,  émancipée, non-conforme, qui veut être elle-même, qui refuse de se laisser programmer et organiser, qui se sent responsable du déroulement de sa vie et qui veut l’orienter et la réaliser à son goût. Elle refuse son statut d’esclave et de servante. Elle récuse sa condition de femme soumise, emprisonnée, surveillée, déconsidérée, dépréciée, humiliée, battue. Elle conteste l’étiquette de personne sotte, stupide, irresponsable, enfantine et ignorante avec laquelle les mâles veulent la qualifier. C’est pour montrer cela que, dans ce récit, nous la voyons fortement arrimée à son maître, comme une palourde à son rocher, refusant obstinément d’écouter le rappel insistant de sa sœur à reprendre son rôle de femme servante.

            Marie veut avoir une vie personnelle, une vie intellectuelle, une vie amoureuse de son choix. Elle veut être une femme libre. Elle refuse d’être la femme qui se tait, qui endure, qui sert le mâle et qui sert au mâle, l’objet que l’on jette et l’on oublie après l’usage, la marionnette à la merci des caprices et des vices d’hommes despotiques, violents et égoïstes.

            Marie veut s’instruire ; elle désiré apprendre, connaître, savoir. Elle cherche un pédagogue, un maître. C’est pour cela qu’elle s’installe aux pieds de « son» Maître  préféré, dans l’attitude abandonnée et confiante de l’admiratrice, de l’élève, du disciple qui veut s’abreuver goulûment à la source de sa parole, de son enseignement et de sa sagesse.

Personnellement, j’ai toujours aimé cette scène de Marie blottie aux pieds de Jésus qui n’accepte pas son destin de femme ignorante ! J’aime imaginer Marie comme une femme ambitieuse et, en même temps, comme une femme pleine de tendresse et d’amour pour Jésus. J’aime l’imaginer regardant avec des yeux remplis d’émotion et d’admiration ce maître qui a été le premier et l’unique homme à la traiter avec respect, égard et gentillesse ; à apprécier sa soif de connaissances et sa beauté intérieure; à reconnaître la valeur qu’elle possède en tant que personne, au-delà de tout jugement ou préjugé  machiste ou de genre. 

            Si Marthe a été la femme de l’observance, de la conformité, de la pratique extérieure, matérielle et physique des règles et des normes dictées par la religion et les coutumes sociales de son milieu, Marie est la femme de l’intériorité, de la profondeur, de l’authenticité, de la vérité, de la transparence, de la cohérence dans ses convictions, sa foi, ses croyances et ses sentiments.

            Et c’est en Jésus que Marie a trouvé le miroir dans lequel se regarder afin de trouver le véritable portrait de la personne qu’elle peut devenir et qu’elle veut être. Marthe a reçu Jésus dans sa maison, Marie le reçoit dans sa tête et dans son cœur. Et ce sera la présence de l’esprit du Maître en elle qui lui permettra de se construire de l’intérieur comme une femme à la mesure de ses besoins et de ses aspirations.

Et c’est la personne et les attitudes de Marie que Jésus laissera à toutes les femmes comme un modèle et un devoir de réalisation et de vérité personnelles. Il fera donc savoir à Marthe, et avec insistance (« Marthe… Marthe… ! »), que ce n’est pas elle qui possède les meilleures dispositions et la meilleure façon de vivre sa vie de femme, mais Marie. Il lui dira ouvertement que c’est Marie qui a choisi ce qui est meilleur pour elle, la meilleure posture, celle qui lui donnera une valeur, une grandeur humaine, un charme et une beauté intérieure que personne ne pourra lui enlever.

J’aime beaucoup cette Marie, sœur de Marthe, de l’évangile de Luc! Je l’aime pour différentes raisons, mais principalement parce qu’elle a été la première femme de l’histoire à détecter la perversité du système patriarcal et qui a cherché à le contraster et à le combattre. Pour moi, elle peut être considérée comme le précurseur et la fondatrice des mouvements de libération féminine qui caractérisent désormais toutes nos sociétés modernes en Occident.

Mes chères dames et demoiselles ici présente, sachez que si aujourd’hui vous avez droit de vote; si vous pouvez travailler à l’extérieur de votre maison; exiger un salaire égal à celui des hommes pour le même travail fourni; aller à l’école; obtenir des diplômes universitaires; devenir astronautes, avocates et médecins; relaxer devant un bon  cappuccino sur une terrasse de la rue St-Denis sans vous faire harceler ; conduire une voiture et aller à bicyclette en shorts sur les pistes cyclables du St Laurent; exiger  de la politesse, des égards et du respect de la part des machos que vous rencontrez sur la route  de la vie, et bien, sachez que vous devez cela, en grande partie, à l’enseignement du Rabbi de Nazareth, certes, mais aussi au comportement de Marie de Béthanie. 

 Bruno Mori  -10 juillet 2019