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dimanche 20 décembre 2020

Témoins de la Lumière et Voix qui se fait Parole de salut

 

(3e dim. Avent B, Jean 1, 6-8, 19-28)

Le texte de l’évangile de ce dimanche, en présentant la personne de Jean Baptiste, veut aujourd’hui nous rappeler que, nous aussi, comme le Précurseur, nous ne sommes pas la lumière, mais les témoins de la lumière. Nous sommes les lampes qui permettent à la lumière d’être, de se diffuser et d’éclairer.

Nous ne sommes pas la parole, mais la voix qui donne consistance et forme à la Parole. Nous sommes le souffle, la vibration sonore qui génère la musique de la Parole porteuse de sens, de signification et des innombrables modulations et harmonique de l’Esprit. Une Parole dont le but est de nourrir notre âme et de guider et d’orienter nos pas vers des chemins d’une possible et nécessaire transformation et innovation dans notre existence.

Pour nous, les chrétiens, c’est Jésus la lumière. C’est Jésus la parole. Mais nous sommes ceux et celles par qui cette lumière se répand ; ceux et celles par qui cette parole retentit et résonne à nouveau dans notre monde.

Redoutable responsabilité que la nôtre, en tant que disciples de ce Maître et en tant que dépositaires privilégiés de son précieux héritage de renouveau universel, de sagesse et d’humanité ! Nous avons, en effet, le pouvoir de refroidir le feu, d’éteindre la lumière et de suffoquer la parole de ce prophète, de ce « fils de l’homme » à qui les évangiles ont attribué la « prédilection » de Dieu.

Nous avons le terrible pouvoir de rendre stériles pour nous et nos frères humains, la qualité exemplaire de sa vie donnée et de sa mort volontairement acceptée ; ainsi que de rendre inopérant le pouvoir libérateur, transformateur et sauveur de son message et de son esprit.

Nous avons le tragique pouvoir de rendre vaine, pour un grand nombre d’humains, l’apparition dans notre histoire d’un tel chef-d’œuvre de spiritualité, d’intimité divine et d’humanité. Nous avons le tragique pouvoir de rendre insignifiant un tel miracle d’amour inconditionné, de compassion, d’abnégation, de don de soi et de totale liberté.

Nous avons le triste pouvoir de cacher aux yeux d’une humanité, qui aujourd’hui en a extrêmement besoin, la découverte, faite par Jésus, de la présence en cet Univers d’un Mystère d’attractions, de bienveillance, de bonté et d’amour qui est et qui agit en toutes choses, mais qui est et agit surtout au cœur de l’homme. Ce Mystère d’amour, présent et à l’œuvre partout, et entrevu et ressenti d’une façon unique et particulièrement intense par Jésus, a pris dans son esprit et dans son imaginaire le visage d’un Dieu qui nous est père, mère et tendre compagnon de route.

Témoins d’une nouvelle lumière qui est venue s’allumer sur notre pauvre monde qui aujourd’hui encore, et peut-être plus que jamais, marche dans l’obscurité et l’incertitude d’un futur incertain et menaçant … Voix qui doit prononcer clairement et fortement la bonne Parole et annoncer la bonne nouvelle d’un salut encore et toujours possible aux hommes de bonne volonté … Voilà ce que l’évangile de ce dimanche nous appelle à être en tant que disciples qui ont choisi de marcher sur la « Voie » ouverte par Jésus.

Une grande responsabilité nous incombe donc à nous, ses disciples, : celle d’être de véritables témoins de l’évangile ; celle, de vivre à fond et d’incarner dans le quotidien de notre existence les valeurs que ce « divin » Maître nous a laissé ; celle de faire en sorte que notre vie renouvelée et transformée par sa Parole resplendisse, comme souhaitait Jésus, comme une lampe qui brille aux yeux des hommes et qui éclaire tous ceux et celles qui, avec nous, habitent dans la même maison. (Mt. 5,14-16)  

Que nous le croyons ou pas ; que nous le réalisions ou pas, une chose est certaine : le salut de notre monde, de notre race et de chacun de nous, sera seulement dans l’amour gratuit, le soin des autres, la bonté fraternelle, la justice, la solidarité et la responsabilité réciproques, par lesquels nous serons capables de requalifier et de rebâtir les relations avec nos frères humains et avec la nature autour de nous, C’était au moins la conviction profonde de Jésus de Nazareth !

 

 

BM – Montréal    9 déc. 2020

lundi 7 décembre 2020

Ce virus qui nous prépare à Noël

        (2e dimanche de l’Avent, B – Marc 1,1-8)

 

            La voix sévère et admonitrice de Jean le Baptiste que le temps liturgique de l’Avent nous fait entendre avant Noël, acquiert cette année pour nous une résonance et une pertinence uniques. En ce temps de pandémie nous comprenons que cette voix qui nous interpelle et nous invite à « redresser nos chemins », ne doit plus et ne peut plus crier dans le désert. Cette fois nous réalisons mieux que jamais, que le prophète a raison de nous crier aujourd’hui la nécessité d’un changement total de conduite et d’une inversion complète de direction, étant donné que la route sur laquelle nous marchons actuellement est en train de nous conduire à notre perte.

Pour la première fois, notre génération est confrontée à la contradiction de vivre et de célébrer la fête de Noël, mémoire de la présence d’un Mystère divin d’amour gratuit, de tendresse, de renouveau universel, de joie, de paix et de vie nouvelle, au cœur d’une réalité humaine complètement bouleversée par l’incertitude, l’anxiété, la peur et la menace constante d’une mort possible.

Le cœur est difficilement à la fête lorsque notre futur est gris, notre espérance exsangue et notre existence fragilisée.

            Autrefois le Baptiste empruntait à la Bible (Isaïe), considérée être une révélation de Dieu, les paroles pour pousser les hommes à la conversion. Aujourd’hui, c’est le cri de la Nature, considérée la première et originale révélation du Mystère Ultime de Dieu, qui, par l’entremise du Covid-19, s’adresse à l’humanité pour lui faire prendre conscience, d’une manière brutale, mais très convaincante, de la nécessite de changer de conduite, si elle veut échapper à sa disparition.

            La Nature semble avoir également confié à ce virus premièrement la tâche de crier et de faire comprendre aux humains qu’il est désormais insensé de penser que l’on puisse encore tracer des lignes des séparations entre les peuples, ériger des murs, poser des barbelés et renforcer les frontières entre les Pays. Deuxièmement la tâche de leur faire réaliser que tous naviguent sur le même bateau et qu’ils habitent dans la même « maison commune »[1] ; et que chacun est une partie intégrante d’un immense réseau d’inter-relations, inter-connections et inter-dépendances continuelles et essentielles. Et que donc seulement l’union, la collaboration, la coresponsabilité et la solidarité, le soin réciproque attentif et fraternel et les efforts rassemblés de tous seront capables de les sauver.

            À Noël, ce virus semble activer d’une façon plus forte en nous la conscience de notre commune origine et de notre commune appartenance à cette planète et donc de notre fondamentale unité et fraternité. Conscience enfouie dans les cavernes de notre inconscient collectif par les dérapages et les aberrations de notre civilisation capitaliste, individualiste et egocentrique, mais qui à Noël, par une sorte de magie, semble faire à nouveau surface sous la forme d’un désir, d’un soupir et d’un élan spontané de bonté, d’altruisme et de générosité envers tous nos frères humains, mais spécialement envers ceux qui sont plus petits, plus vulnérables et plus démunis.

            C’est cette conscience que la fête de Noël fait soudainement apparaître en chacun de nous, à travers ce besoin presque viscéral de nous sentir entourés et enveloppés par la proximité et l’amour des personnes que nous sont chères.

            En ce Noël 2020, le Covid-19 devient, pour ainsi dire, une sorte de nouveau Jean Baptiste envoyé par la Nature pour nous annoncer que nous vivons non pas tant une époque de changements, mais plutôt un changement d’époque qui comporte un changement radical et absolument nécessaire de l’homme moderne : changer son esprit, ses attitudes, ses valeurs, ses priorités, son style de vie. Et c’est la raison pour laquelle il a plus que jamais besoin, comme le prêchait le Baptiste, de recevoir un baptême de conversion capable de faire surgir en lui un autre genre d’« Esprit », plus « saint » et plus  humain.

            Seulement en croyant en la bonté fondamentale de l’être humain, capable de se laisser conduire par la présence d’un tel Esprit de paix, de sagesse et d’amour, que la fête de Noël annonce comme étant disponible aux hommes de bonne volonté, nous pouvons garder vivante notre confiance en la possibilité d’un futur et d’un monde meilleur.

 

BM 6 décembre 2020



[1] Comme disait le pape François dans son encyclique Laudato si’ )

mardi 1 septembre 2020

Il n’y a pas d’amour sans souffrance

 

( 22e dimanche ordinaire A - Mt. 16, 21-27)

 

On se souvient tous de l'Évangile de dimanche dernier où Pierre a reconnu Jésus comme le Fils de Dieu, mais il y a une deuxième partie à ce texte, moins poétique et plutôt déconcertante, qui est proposée par l’Évangile d'aujourd'hui. Jésus, pour la première fois, parle ouvertement à ses disciples de l'échec de sa mission, du rejet, de la persécution et de la souffrance qu’il devra endurer et de l'inéluctabilité de sa mort imminente. Pierre alors intervient, prenant Jésus à part : « Maître, mieux vaut ne pas faire ce discours. Ça décourage le moral ! Que Dieu nous garde et te garde de la souffrance ! » Pierre voudrait enseigner à Jésus une meilleure façon d’accomplir sa mission. La réaction de Jésus est très dure : « Tu raisonne comme les gens du monde, tu n’es pas encore mon disciple, ton discours est diabolique …»

     Oui, Pierre nous ressemble beaucoup ! Nous aussi, nous réagissons comme lui face au malheur et à la douleur. Nous ne voulons pas non plus entendre parler de souffrance, d’épreuve et de mort. Nous aussi, nous sommes angoissés et effrayés à l'idée d'être abandonnés, incompris, de perdre la santé, de souffrir, de mourir. Nous souhaitons tous échapper à notre condition de créatures fragiles et transitoires. Nous aussi, nous faisons tout ce que nous pouvons pour ne pas penser qu’un jour l’infirmité, l’invalidité, la souffrance qui viennent avec la vieillesse et la détérioration de notre santé, nous atteindront inévitablement.

Sans parler de la souffrance que nous ressentons du simple fait que nous aimons et que nous tissons des liens d'affection, d’amitié ou d'intimité avec les personnes. Parce qu'on ne peut pas aimer sans souffrir. Parce que le simple fait d'aimer quelqu’un, nous rend vulnérable. Parce que quand on aime, on est inquiet, on est anxieux, on n'a plus de paix. Parce que lorsqu’on aime vraiment, on est prêt à se sacrifier, à s’oublier, à souffrir et même à mourir pour l'être qui nous est cher. Voilà pourquoi on ne peut pas vivre sans souffrir. Voilà pourquoi la souffrance fait partie de la vie. Voilà pourquoi celui et celle qui aime en a toujours le cœur blessé.

Jésus nous enseigne ici que c'est l'amour qui donne sens et valeur à notre existence; et qu'il n'y a pas d'amour sans don de soi, sans souci pour l’autre, sans renoncement, sans sortie de soi, et sans engagement en faveur des autres. À la suite de Jésus, nous apprenons donc qu’il est nécessaire de penser moins à soi-même et plus aux autres; de renoncer donc à satisfaire tous nos caprices et nos désirs; de perdre un peu de soi, un peu de sa vie, pour vivre pleinement. C'est pourquoi Jésus dit : « Si quelqu'un veut me suivre, il doit se renier; parce que celui qui veut sauver sa vie la perdra; mais quiconque perd sa vie à cause de moi la trouvera. » 

Jésus reproche à Pierre de ne pas avoir encore compris cette grande vérité. On ne peut pas toujours éviter la souffrance, car quiconque veut supprimer toute souffrance, comme le veulent les bouddhistes, risque aussi de supprimer le pouvoir et la beauté de l'amour dans sa vie. 

Cependant, a bien réfléchir sur ce texte, ne pourrait-on pas penser que Jésus ici n’a peut-être pas réalisé que, finalement, l’éclat angoissé de Pierre n’était en réalité que la réaction normale de l’amour qui ne peut pas accepter de gaieté de cœur la souffrance de son Maître?

Jésus nous dit non seulement que la vie a un sens, mais il nous avertit également qu’elle a une direction et que notre bateau est destiné à atteindre le rivage de l'éternité, le port de Dieu. Attention alors à mettre le cap dans la bonne direction ! Attention à ne pas alourdir votre embarcation avec des charges encombrantes et sans valeur qui risqueraient de rendre inutile le voyage ou de faire couler votre bateau. 

 Jésus nous dit que l'amour, le don de nous-mêmes aux autres, le souci de construire un monde meilleur, plus juste et plus fraternel, sont les seuls biens que nous devons transporter, la seule marchandise qui a de la valeur et qui sera appréciée et bien payée lorsque nous nous présenterons à la douane de Dieu pour passer sur l’autre rive. 

 L'amour pour les frères est le seul moyen dont nous disposons pour aimer Dieu et pour réaliser la meilleure partie de nous-même que l'évangile appelle notre « âme ». Tout le reste est relatif et secondaire, C’est pour cela que Jésus nous avertit : « Quel avantage l'homme aurait-il à gagner le monde entier, s’il y perd son âme ? » Ou « Que peut donner l'homme en échange de son âme ? » Il n'y a pas de radicalisme et d'exclusivisme plus clairs que cela. Saint Augustin disait : « À quoi sert de bien vivre, si tu ne peux pas vivre toujours? »

 

BM

mercredi 5 août 2020

Multiplication du pain et pandémie

(18e dimanche ordinaire, année A)


Le miracle de la multiplication des pains se trouve dans tous les quatre évangiles. C’est donc dire la grande importance que l’on attribuait à son message

Au-delà de son sens littéral, voyons-en quoi ce texte peut nous intéresser, nous qui vivons au XXIsiècle et dans une situation qui nous confronte, maintenant plus que jamais, à notre extrême fragilité et vulnérabilité. Dans ce récit, ce qui me frappe, en premier lieu, c’est le comportement de Jésus, que je trouve tellement semblable au nôtre, en ce temps de pandémie ! Jésus se confine, s’isole, se retire, il a besoin de se retrouver seul, loin du tumulte et de l’agitation de la vie ordinaire. Et cela pour s’arrêter, pour respirer, pour nourrir sa vie intérieure, pour défendre et sauver la qualité de sa relation avec Dieu, avec lui-même et avec la détresse humaine qui l’entoure.

D’une certaine façon, nous avons tous adopté aujourd’hui ce même comportement. Nous aussi, nous nous isolons, nous nous confinons, certes pas pour les mêmes raisons, ni avec la même spontanéité et le même goût que Jésus. Mais comme Jésus, nous le faisons par nécessité, pour nous défendre, pour sauvegarder une certaine sérénité intérieure, pour protéger notre santé et notre équilibre psychologique, pour sauver notre vie, même si nous aimerions être libres de faire à notre tête et de vivre différemment.

Une chose est certaine : le confinement et la solitude auxquels cette pandémie nous oblige, malgré son caractère pénible, angoissant et parfois dramatique, peut devenir pour nous, comme pour tous ceux et celles qui ont une certaine sensibilité religieuse et spirituelle, un temps de grâce, au cours duquel nous pouvons travailler à approfondir et à assainir les contenus, les motivations et les valeurs qui orientent nos choix et nos comportements, afin de déclencher (éventuellement) une sorte conversion intérieure, un virement existentiel, une rectification de marche, qui pourraient donner une nouvelle orientation, un nouvel élan et une nouvelle qualité humaine à notre existence.

Pour d’autres, ce temps de grâce sera consacré à réfléchir, à faire le point, à se remettre en question et à remettre également en question les comportements, les attitudes, les valeurs, les projets et les ambitions qui, jusque-là, avaient déterminé le cours de leur existence … et, peut-être, à chercher à remettre ensemble, ou à reconfigurer autrement, dans un encadrement plus ordonné et plus harmonieux, les morceaux décomposés, et éparpillés de leur existence.

Nous avons généralement tendance à penser que c’est difficile de s’arrêter, de se retirer, de prendre du recul, de lâcher prise, de chercher le silence et la solitude… Nous avons eu besoin de la pandémie pour comprendre que cela est une nécessité; pour comprendre aussi que, dans le concret et le quotidien de notre vie, souvent nous encombrons et nous appesantissons notre existence d’un tas de choses inutiles et superflues. D’autant plus que, souvent, elles empiètent sur notre liberté, notre paix intérieure et notre disponibilité aux appels de l’Esprit de Dieu et de nos frères.

Le Covid-19 nous a rendus tous un peu plus sages, plus endurants, plus résignés, moins exigeants. Il nous a obligés à nous contenter de moins, à aller à l’essentiel, à accepter et à apprécier une vie sans trop d’exigences, plus dépouillée, plus réservée, plus simple, plus sobre. Comment pourrions-nous être nous-mêmes, réaliser une bonne qualité humaine de vie si nous permettons à l’extériorité et à la matérialité de notre existence de nous accaparer au risque de nous décomposer et de nous disperser au point d’engloutir la meilleure partie de nous-mêmes ? Cette partie qui est constituée de notre sensibilité à l’Esprit en nous et aux vibrations du Mystère Ultime qui nous habite. Jésus avait réalisé cela bien avant nous !!!

Cet épisode de l’Évangile contient aussi une composante sociale sur laquelle il y aurait aussi beaucoup à dire. Jésus est entouré ici d’une multitude de gens qui sont dans le besoin. Les disciples s’en rendent compte : « Qu’est-ce qu’on va faire avec tous ces gens qui ont faim et qui, de toute évidence, manquent du nécessaire … ? ». Cependant, ils n’ont aucune intention de s’impliquer. « Après tout, ce n’est pas notre problème… - grognent-ils - ce n’est pas nous qui avons causé cette situation…».

Cette pandémie nous fait réaliser qu’une telle attitude d’indifférence et de désengagement est néfaste pour tous ; et que seul l’attitude contraire de l’attention à l’autre, de la préoccupation pour l’autre, du soin et de la prise en charge de l’autre, et donc de la solidarité, est capable d’assurer, finalement, notre santé et notre bien-être. Cette pandémie nous fait donc réaliser, avec une évidence frappante, que le bien qui est fait et l’amour qui est donné sont profitables autant au bénéficiaire qu’au donneur.

Et Jésus alors de leur répondre : « Sortez de votre égoïsme ! Engagez-vous ! Retroussez vos manches ! Vous, donnez-leur à manger ! ». Il ne s’agit pas de se dérober, de trouver des excuses ou des prétextes pour justifier notre inaction ou notre apathie. Il y a toujours quelque chose à faire quand notre prochain est dans le danger, la détresse et le besoin. Même si nous trouvons que nos moyens sont souvent insignifiants et que nous n’avons que deux sardines et quelques petits pains. Qu’est-ce qu’on peut faire avec ça ? Et pourtant…! Mettez-les ensemble, offres-les, distribuez-les autour de vous, partagez-les - nous dit Jésus - et vous verrez le miracle .,,! Tous en profiteront et se sentiront secourus, protégés et nourris par le pain de votre sollicitude, de votre compassion et de votre amour.

 Cet enseignement du Maître Jésus nous arrive à propos, en ces temps dangereux et angoissants de pandémie où, plus que jamais, notre sécurité et notre santé sont posées entre les mains de notre voisin, plus que dans celles de Dieu.


BM (28-8-2020)



vendredi 1 mai 2020

LE CORONAVIRUs ET LA FIN D’UNE ÉPOQUE OU D’UNE CIVILISATION



 Par Castor M.M. Bartolomé Ruiz, traduit du portugais par Bruno Mori

Cet article est écrit par Castor M.M. Bartolomé Ruiz, docteur en philosophie, professeur titulaire du programme d'études supérieures en philosophie à Unisinos, coordinateur de la chaire Unesco-Unisinos pour les Droits de l'Homme et la Violence, le Gouvernement et la Gouvernance, et coordinateur du groupe de recherche CNPQ sur Éthique, Biopolitique et Altérité.

Selon cet auteur, la pandémie du coronavirus a mis à nu, d’une façon brutale, les faussetés contenues dans le discours de l'homo economicus[1] qui sont enseignées et diffusées comme des dogmes du modèle de vie néolibéral. Parmi les différents principes de l'homo economicus déconstruits de façon vertigineuse par cette pandémie, Ruiz souligne la réduction de la vie à la valeur économique ; le déni du publique et du commun ; l'individu comme valeur absolue et la réduction de l'altérité de l'autre à la logique utilitariste de l'intérêt personnel.

Pour l'auteur,« la pandémie met en crise notre modèle de civilisation. Pour cette raison, c'est peut-être l'une des rares occasions qui se présente actuellement à l'humanité pour réfléchir sérieusement à la nécessité de modifier structurellement et culturellement le modèle actuel du capitalisme prédateur et égocentrique. »
  
 Voici l'article.

La pandémie de coronavirus est en train de mettre l'humanité face à des nombreux défis. Nous assistons, peut-être, en ce moment à une crise de civilisation qui ébranle les fondements structurels et culturels construits par le capitalisme au cours des quatre derniers siècles. Pendant de nombreuses décennies, parmi les différents courants de la pensée critique, des voix se sont levées pour nous mettre en garde contre la non-durabilité, à moyen et long terme, de ce modèle de civilisation basé sur l'accumulation indéfinie, entre les mains de quelques ploutocrates, des richesses acquises à travers une prédation continuelle et insensée des ressource naturelles de la Planète. Ce modèle impose le culte de l'homo economicus comme une sorte de nouvelle religion naturelle. La culture de l'homo economicus, beaucoup plus qu'un projet économique ou politique, est devenue une façon d’être du sujet humain, par laquelle les générations actuelles rendent universelle et globale cette culture de la marchandisation de la vie et attribuent une valeur économique à tout ce qui existe.

L'arrivée de la pandémie, en tant qu’événement imprévu et mortellement menaçant, a dépouillé le discours de l'homo economicus de l’intense couverture médiatique dont il disposait en le présentant comme une évidence ou une vérité naturelle.

La pandémie du coronavirus a mis à nu, d’une façon brutale, les faussetés contenues dans le discours de l'homo economicus qui sont enseignées et diffusées comme des dogmes ou des évidences par le modèle néolibéral. Cette crise pandémique s’est abattue comme une foudre sur certains principes des stratégies biopolitiques utilisées dans la gestion économique de la vie sur la planète. D'autre part, l'imprévisibilité de la pandémie ouvre une nouvelle ère presque messianique, dans laquelle, tout à coup, tout ce qui était stable et solide part en fumée, laissant la place à de nouvelles opportunités et à de nouvelles façons de penser notre manière de vivre et d’entrevoir le futur du monde. La nouveauté, qui est toujours à venir, dépend, dans un premier temps, de notre capacité à nous débarrasser des contenus des vieilles outres qui empoisonnent la vie sur la planète.

Le discours de l'homo economicus s'est construit au cours du siècle dernier dans le cadre du libéralisme économique traditionnel, mais en y introduisant des changements importants. Des penseurs de relief, très influents, des politiques économiques actuelles, certains d'entre eux lauréats du prix Nobel d'économie, comme Milton Friedman, George Stigler, Friedrich von Hayek, Ludwig E. Von Mises, Gary Becker, ont construit la philosophie de l'homo economicus comme matrice culturelle et utopie idéologique qui a donné naissance aux principes économiques du soi-disant néolibéralisme. Ces penseurs ont eu et ont encore une influence décisive sur la plupart des modèles économiques et politiques mis en œuvre sur la planète depuis les années 1970. Beaucoup d'entre eux étaient professeurs et ont enseigné et publié à l'Université de Chicago où a été constitué le noyau principal de l’idéologie capitaliste. Ce n'est pas par hasard que de nombreux ministres et gestionnaires de l'économie mondiale, dont plusieurs ministres de l'économie au Brésil, comme l'actuel, sont diplômés de cette Université et ont importé dans leurs Pays la philosophie de l'homo economicus, comme étant une sorte de mission messianique pour le salut du monde.

Parmi les différents principes de l'homo economicus qui ont été démolis de façon presque immédiate par cette pandémie, on peut souligner:

1. La réduction de la vie à sa valeur économique.
2. Le déni du public et du commun.
3. L'individualisme comme valeur absolue et la réduction de l’autre à une logique utilitariste de l'intérêt économique qu’il représente pour celui capable de l’exploiter.
4. La réduction de la vie à l’économie.

La philosophie de l'homo economicus soutient que toutes les dimensions de la vie humaine peuvent et doivent être traduites en valeurs économiques. Pour ce modèele de comportement, tout ce que nous faisons doit être considéré comme un investissement économique qui permet d’extraire un revenu. La vie humaine est comprise comme une entreprise économique qui doit rentabiliser chacune de ses facettes, comme l’éducation, les affections, les amitiés, les compétences et tous les autres aspects de la vie. Tout cela doit être compris comme une opportunité d’affaires ou comme une possibilité d'obtenir un profit. La logique des relations humaines de l’homo economicus est constituée par le calcul utilitariste de leur rendement. La vie ne vaut que par les avantages ou les revenus que nous réussissons à en tirer. L'idéal est donc de nous transformer en des entrepreneurs de nous-mêmes et faire de notre vie une entreprise commerciale.

Le modèle de vie de l’homo economicus est donc d’être son propre entrepreneur : celui qui gère chaque événement de sa vie comme une occasion pour faire de l’argent. L'homo economicus vise l’utopie finale d’une marchandisation totale de la vie, autant la vie humaine, que de la vie de la planète. Pour celui-ci, tout est susceptible de devenir un objet de marché; et cette attitude constitue, pour lui, la meilleure manière de gérer sa vie.

 Les principes utilitaristes de l'homo economicus sont à l'origine des positions négationnistes d'un groupe de présidents et de gouverneurs, qui affirment que la pandémie n’est pas aussi grave que les dommage économiques qu’elle occasionne à la production et au commerce, à cause des mesures mises en place pour se protéger contre le virus.

À proprement parler, le déni de ces politiciens du danger de la pandémie pour la vie des personnes n’est pas du tout appuyé par de solides arguments médicaux ou épidémiologiques. L'argument principal pour nier le caractère létal de la pandémie consiste dans l’affirmation que celle-ci peut avoir un coût économique supérieur à la valeur des vies qui se perdront dans le cas où l’activité économique ralentisse ou s’arrête.

La politique négationniste de ces dirigeants découle de leur conviction, presque religieuse, que la valeur de la vie humaine doit être pondérée à travers l'équation coûts-avantages, tirée des principes de l'homo economicus. Selon cette logique, la mort d'un grand nombre de personnes est moralement justifiée par le plus grand bénéfice que nous obtiendrons en maintenant l'économie fonctionnelle. L'économie ne peut pas s'arrêter ! Cette maxime, répétée jusqu'à la nausée dans de nombreux pays, reflète l'un des principes de base de l'homo economicus: la valeur de la vie humaine est relative à son revenu et à son utilité économique.

La politique négationniste de la pandémie, que, jusqu'à présent, de nombreux responsables gouvernementaux continuent de soutenir, s’appuie sur les principes philosophiques de l'homo economicus, selon lesquels la vie humaine tient sa valeur du coût engendré par son entretien par les services de santé. Si la préservation des vies humaines a un coût économique supérieur à leur mort, le manager doit comprendre que le sacrifice de ces vies est un moindre mal nécessaire, afin que les autres puissent jouir d’une meilleure qualité de vie.

Ce sont ces hypothèses qui légitiment la thanatopolitique (=politique de mort) de l'homo economicus en tant que politique de résultats efficaces. La biopolitique de la gestion productive de la vie, typique du néolibéralisme, est devenue une thanatopolitique sans scrupules, légitimée par le principe des résultats économiques. La pandémie a révélé l'immoralité honteuse contenue dans le discours de l'homo economicus qui, à travers ses innombrables prédicateurs, propose le sacrifice calculé de milliers de vies humaines, afin que le produit intérieur brut (PIB) puisse se maintenir.

La pandémie a montré comment la philosophie de l'homo economicus met la vie humaine au service de l'économie, c'est-à-dire de la rentabilité des entreprises et non l'inverse, légitimant même la thanatopolitique comme une gestion efficace des ressources les plus essentielles.

Parallèlement, la pandémie, en plus de démasquer l'hypocrisie morale contenue dans les arguments de l'homo economicus, a montré l'inutilité de ses principes face à l'avancée inexorable de la contamination à grande échelle et à la croissance continuelle des décès dans tous les pays et régions qui ont adopté le négationnisme comme principe et l'économie comme une fin en elle-même. En pratique, beaucoup de ces dirigeants, comme Boris Johnson, premier ministre d'Angleterre, ont dû ravaler leur discours antérieur et renier leurs convictions lorsqu’ils ont été eux-mêmes hospitalisés dans un état grave à cause du coronavirus.

2. Déni du public et du commun

L'homo economicus considère que la dimension publique de la vie humaine, ainsi que ses formes communautaires d'organisation, sont une invention idéologique du socialisme. À son avis, elles ne sont d’aucune utilité dans la gestion des affaires et constituent un poids économique déficitaire. Enfin, autant la dimension publique que la dimension communautaire sont considérées comme une aberration contre la nature de l'économie et des relations sociales. La philosophie de l'homo economicus pense, par exemple, que la santé, l'éducation, l'alimentation, etc., ne devraient pas être considérées comme des droits humains ou comme des droits fondamentaux. Ces aspects, comme tous les autres aspects de la vie humaine, doivent entrer dans la logique du marché et être gérés par la rationalité du profit, qui permettra une meilleure gestion, en évitant le gaspillage du denier public. D’après la logique de l'homo economicus, il est nécessaire de privatiser toutes les formes de l’activité communautaire et tout ce qui est public doit être démantelé et réduit à son expression minimale, laissant à l’initiative privée la tâche de tout gérer.

L’homo economicus a une foi aveugle dans les aptitudes entrepreneuriales naturelles de l'individu, dans ses motivations à poursuivre ses intérêts personnels, ainsi que dans son habilité et sa préoccupation à maximiser les profits ; ces attitudes sont pour lui le moteur naturel qui stimule et gère efficacement toutes les sphères de la vie publique et sociale. Rien ne devrait donc entraver la course de l’homo economicus vers des profits toujours plus consistants. La vraie liberté est la liberté des affaires.

Pour l'homo economicus, la santé est l'un de ces domaines de la vie humaine qui doit être exclusivement régi par la logique de l'intérêt particulier et laissé donc à l'initiative privée. Selon cette logique, chacun doit prendre soin de sa santé comme un investissement sur soi-même, et pour cela il doit investir dans l’assurance santé. La santé n'est pas un droit, mais une marchandise. À son tour, la gestion de la santé doit suivre la logique du marché. Celui qui peut payer, en obtiendra les avantages; et celui qui ne peut pas payer, ne peut pas exiger d’avoir ce qu'il n’est pas capable d’obtenir pour lui-même.

Or, la pandémie actuelle a frappé comme une foudre sur ces axiomes de l'homo economicus. La pandémie a montré l'inefficacité de l'initiative privée à faire face, d’une façon globale et à grande échelle, à un problème de santé publique aussi complexe.

Certaines minorités privilégiées, qui ont de bons plans de santé, se sentent protégées individuellement, tout en pensant que l'abandon de ceux qui n'ont pas les moyens de se soigner est une conséquence naturelle de la libre concurrence que nous ne devons pas empêcher. Mais cette attitude égoïste fait toucher du doigt la stupidité d’un système économique borné au point d’être incapable de comprendre l'inefficacité de l'individualisme face à la pandémie. Il ne suffit pas que certains aient un plan de santé qui les assure contre les maladies, la pandémie affecte tout le monde alors que tout le monde n'est pas en mesure d'y faire face collectivement. Par une ironie du destin, ou par le destin de la pandémie, dans de nombreux endroits, comme au Brésil, le premier foyer de la pandémie a été enregistré parmi les élites plus riches, car ce sont les riches qui ont voyagé en avion vers des pays infectés comme la Chine, l'Italie, et qui sont devenus les premières cibles de la pandémie et les principaux vecteurs de contamination.

La pandémie est en train de nous faire comprendre que ce n'est que collectivement que nous serons capables de faire face aux problèmes et défis mondiaux.

À cette fin, seul un bon service de santé publique peut arrêter les effets de la pandémie à grande échelle. Par conséquent, il est paradoxal de voir comment, soudainement, de nombreux dirigeants mondiaux du néolibéralisme sont devenus de grands défenseurs du système de santé publique, à commencer par le Brésil. De nombreux gouvernements néolibéraux qui projetaient de démolir tout simplement le système de santé publique considéré comme une aberration idéologique, sont maintenant obligés, par la pandémie, à le soutenir et à le renforcer, comme étant la seule et la meilleure alternative possible, afin d’éviter une tragédie de décès à grande échelle.

La leçon morale et politique la plus paradoxale de cette pandémie a peut-être été donnée par le comportement du premier ministre anglais Boris Johnson qui, quittant l'hôpital, a remercié le système de santé publique qui lui a sauvé la vie. À ce moment, il a reconnu l’importance du système publique de santé et en a fait les éloges. Peut-être n'a-t-il pas osé ajouter que plusieurs des infirmières qui l'avaient soigné faisaient partie de ces étrangères immigrées que sa politique cherchait à expulser par la force.

C’est ainsi que, soudainement, au cours de cette pandémie, nous réalisons tous l’importance du public et du communautaire, comme étant la seule ou la meilleure alternative pour faire face à cette menace globale. Parallèlement, nous voyons comment les principaux apôtres de l'homo economicus abandonnent leurs croyances dogmatiques néolibérales et adoptent, comme unique solution possible en temps de pandémie, le renforcement des services de santé publique et les formes communautaires de lutte et de prévention.

Mais la pandémie a également montré la fausseté de nombreux autres principes économiques contenus dans l’idéologie de l'homo economicus, lorsque nous observons actuellement des dirigeants néolibéraux injecter de l'argent public en quantités gigantesques, comme jamais auparavant dans l'histoire de l'humanité, pour renforcer les entreprises privées.

En d'autres termes, alors qu'en période de boom économique, la libre initiative est invoquée comme source de profits pour les entreprises privées, en temps de crise, ce principe du marché néolibéral est laissé de côté et on en appelle à l’argent public comme à l’unique solution capable d'aider les soi-disant tissu productif.

En période de pandémie, comme dans d'autres crises majeures, on affirme que les entreprises aussi constituent un patrimoine communautaire et qu’elles remplissent une fonction sociale qu’on ne peut pas laisser mourir. Du coup, en période de pandémie, comme dans d'autres crises majeures, la doctrine du libéralisme économique est abandonnée et les appels à l'aide publique deviennent la seule solution envisageable.

De la même façon, les gouvernements néolibéraux, totalement opposés aux politiques sociales, car ils les considéraient comme une négation des principes fondateurs de la libre entreprise de l'homo economicus, ont même décidé de mettre en place une sorte de « revenu universel minimum » pour tous ceux qui ne peuvent même plus avoir le minimum nécessaire pour survivre en période de pandémie. Le revenu minimum universel est l'une des revendications les plus importantes des dernières décennies, proposé par les mouvements sociaux comme une alternative solidaire contre l'exclusion sociale. Jusqu'à présent, il était considéré comme une initiative à caractère socialiste et inacceptable par les principes néolibéraux. Une fois de plus, la pandémie dépouille non seulement l'homo economicus de ses vêtements fallacieux, mais elle montre la viabilité d'alternatives politiques à caractère solidaire, lorsqu'il y a une réelle volonté politique.

3. L'individu comme valeur absolue et la réduction de l'altérité de l'autre à la logique utilitariste de l'intérêt personnel

Un troisième aspect de l’idéologie de l'homo economicus, que cette pandémie a révélé comme faux, est l’axiome de la primauté absolue de l’individu et de l’intérêt individuel ; la relation avec l'autre étant un dédoublement utilitariste de d'intérêt économique de l’individu. Ce principe anthropologique de l'homo economicus a bâti la culture actuelle de l'individualisme considéré comme étant une manière normale d'exister. L'individualisme de l'homo economicus proclame que la nature humaine est essentiellement motivée par l'impulsion de l'intérêt personnel qui nous amènerait inévitablement à comprendre l'autre comme un appendice utile pour ma survie.

Cette forme de subjectivation individualiste a pénétré d’une façon invasive dans presque toutes les dimensions de la vie humaine de nos sociétés contemporaines, au point que nous considérons cette vision de l'individu comme tout à fait normale, même par rapport à nous-mêmes. Nous nous percevons, tout d'abord, comme des individus uniques, et les autres comme des satellites plus ou moins nécessaires à notre bien-être. Cette culture individualiste a pénétré le cœur de l'âme contemporaine, nous empêchant de comprendre qu'une autre forme de subjectivation est possible, autre que l'individualisme.

L'individualisme prôné par le modèle de l'homo economicus soutient que chaque individu doit avoir la capacité de résoudre individuellement ses problèmes. C'est la capacité individuelle qui rend possible l'ascension sociale. L'autre est toujours une opportunité qui se présente à l'intérêt individuel. De cette façon, l'autre est quelqu'un dont je peux profiter, ou quelqu'un dont je peux bénéficier. En tout cas, dans la relation avec l'autre, il y a toujours une dimension de calcul utilitaire. En fin de compte, l'individu est seul responsable de lui-même et de tout ce qu'il parvient à être. De même, la société est le résultat de décisions individuelles. La maximisation du progrès économique et social est obtenue, à son tour, par l'équilibre naturel des égoïsmes individuels.

 Il y a longtemps que philosophes et penseurs ont dénoncé l’absurdité et la déraison de l’individualisme de notre culture. Ses auteurs nous ont fait comprendre que l'individualité que chacun pense posséder n’est, en réalité, que le résultat d’un réseau complexe de relations avec les autres, que nous avons entretenues et entretenons tout au long de notre existence. Il n'y a pas d'individu indépendant et indivisible ! Nous sommes le résultat de nos interactions. Nous nous sommes constitués à travers un processus de subjectivation dans lequel les autres ont joué un rôle déterminant et essentiel. Le processus de subjectivation du soi humain n'est possible que par la relation avec les autres. L'autre n'est pas un appendice du moi, comme le pense l'individualisme. L'autre constitue mon être. L’autre me constitue comme individu et comme personne. L'autre est une condition nécessaire pour que je puisse être ce que je suis. L’autre reste en moi, comme une partie de ce que je suis. En chacun de nous, il existe une partie du père, de la mère, des frères, des amis, des enseignants, des relations et des amours qui nous ont motivés et fait vivre tout au long de notre existence. Notre moi est un vrai kaléidoscope de relations qui s’est formé de manière complexe, tout au long du processus de notre subjectivation.

La pandémie est en train de mettre en crise notre modèle de civilisation.

La pandémie a donc anéanti une grande partie des doctrines et des convictions propres à l'individualisme de l'homo economicus. La pandémie nous a fait comprendre que nous sommes absolument interdépendants les uns des autres et que le comportement individuel a un impact immédiat sur les autres. En ces temps de pandémie, nous vivons une interdépendance à l'échelle planétaire qui n'a jamais été connue ni expérimentée auparavant. On pourrait dire que la pandémie nous a montré que la fraternité est bien plus qu'un idéal éthique, mais qu’elle constitue une dimension anthropologique en vertu de laquelle nous sommes inexorablement interconnectés.

Cette interdépendance a de nombreux visages. Le premier montre que les attitudes individualistes, comme solution égocentrique à un problème mondial, sont absolument inefficaces. Personne ne peut résoudre tout seul le problème de la pandémie. On ne peut lutter contre la pandémie que collectivement et de manière communautaire. La dimension communautaire est essentielle pour sortir de la pandémie actuelle. La pandémie actuelle nous a fait réaliser que l’individualisme, comme attitude humaine, culturelle et sociale, est totalement inefficace et inutile en situation de crise humanitaire globale.

Un deuxième aspect de l'interdépendance radicale que nous avons les uns avec les autres, apparaît dans les conséquences immédiates et à grande échelle de nos actions personnelles. Un événement survenu dans une région reculée de la Chine centrale, en quelques mois, a plongé la planète entière dans une crise sans précédent.

De la même façon, mon attitude personnelle vis-à-vis de la pandémie n’affecte pas seulement ma personne, mais mon comportement peut contribuer à faire vivre ou à faire mourir d’autres autour de moi. La pandémie nous renvoie donc à notre coresponsabilité et à notre interdépendance radicale.


Nous sommes confrontés à un moment unique, à un moment opportun, pour mettre en œuvre des changements radicaux dans notre mode de vie

La maxime de la pandémie : prendre soin de soi pour mieux prendre soin des autres, est à l’extrême opposé du dogme de l'homo economicus : prends soin de toi, en profitant des autres.

En temps de pandémie, personne ne peut penser s’en tirer en prenant uniquement soin de lui-même, car chacun de nous dépend du comportement des autres. La pandémie a mis en évidence le principe de responsabilité collective que nous avons tous par rapport aux autres.

La pandémie met en crise notre modèle de civilisation. Par conséquent, elle constitue, peut-être, l’une des rares opportunités qui se présentent à l'humanité pour réfléchir sur la nécessité de modifier structurellement et culturellement le modèle actuel du capitalisme prédateur et égocentrique. Tout indique que si nous ne sommes pas en mesure de changer à court terme ce modèle insoutenable d'utilitarisme thanatopolitique, de nouvelles et de plus grandes crises arriveront, et cette fois de nature écologique, auxquelles nous ne pourrons peut-être pas donner une réponse aussi efficace.

Nous sommes donc confrontés à un moment unique, à un moment opportun, pour mettre en œuvre des changements radicaux dans notre mode de vie. C'est le moment de recycler les vieilles outres qui nient la valeur de la vie et de penser à la responsabilité collective des nouvelles formes de vie.

Par Castor M.M. Bartolomé Ruiz, traduit du portugais par Bruno Mori
Dans:


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[1] L’expression «homo economicus », dont il est question dans cet article, est prendre dans le sens de l’individu qui ne vit que pour faire de l’argent et que pour accumuler du capital ; et cela par tous les moyens à sa disposition et indépendamment de la norme éthique.

vendredi 24 avril 2020


Prendre soin de son corps et du corps des autres en temps de coronavirus

Par Leonardo Boff (traduit du portugais par Bruno Mori)

18/04/2020


En ces temps dramatiques, sous l'attaque du coronavirus sur nos vies et sur nos corps, il n'y a rien de plus opportun que de réfléchir plus profondément sur nos corps, sur ce qu'ils sont et comment nous devons, plus qu'avant, prendre soin d'eux et du corps des autres.

Pour cela, il est important d'enrichir notre compréhension du corps, car celle héritée des Grecs et qui prévaut encore dans la culture dominante, comprend le corps comme une partie de l'être humain, à côté de l'autre partie qu'est l'âme. Les êtres humains sont généralement compris comme un composé du corps et de l'âme. En mourant, le corps retourne à la Terre, tandis que l'âme est transférée dans l'éternité, heureuse ou malheureuse, selon la qualité de vie qu'elle a vécue. Essayons d'enrichir notre compréhension du corps à la lumière de la nouvelle anthropologie.

L'unité complexe corps-esprit

L'anthropologie biblique et l'anthropologie contemporaine (et il y a beaucoup d'affinités entre les deux) nous présentent une conception plus complexe et holistique du corps. Selon elles, le corps n'est pas quelque chose que nous avons, mais quelque chose que nous sommes. Nous parlons alors d’un homme-corps immergé dans le monde et lié et connecté dans toutes les directions.

L'être humain se présente donc avant tout comme un corps. Corps vivant et non cadavre, réalité bio-psycho-énergétique-culturelle, dotée d'un système perceptif, cognitif, affectif, évaluatif, informationnel et spirituel.

Il est fabriqué à partir des matériaux cosmiques qui se sont formés depuis le début du processus de cosmogénèse il y a 13,7 milliards d'années, de biogenèse il y a 3,8 milliards d'années et d’anthropogenèse il y a 7 à 8 millions d'années, avec 400 billions de cellules, continuellement renouvelées par un système génétique formé sur 3,8 milliards d'années (c'est l'âge de la vie), habité par un quadrillion de microbes (Collins, The language of life, p.200), équipé d’un cerveau unique à trois niveaux, avec 50 à 100 milliards de neurones. Le plus ancestral, le cerveau reptilien, qui a émergé il y a 250 millions d'années, explique nos réactions instinctives, telles que l'ouverture et la fermeture des yeux, le rythme cardiaque et autres, autour duquel s'est formé le cerveau limbique, il y a 125 millions d'années, qui explique notre affectivité, notre amour et nos soins. Enfin le tout a été complété par le cerveau néocortical, qui a surgi il y a environ 5 à 8 millions d'années, grâce auquel nous avons conceptuellement organisé le monde et nous sommes ouverts à la totalité de la réalité.

La corporalité est une dimension du sujet humain concret. Cela signifie que dans la réalité nous ne trouvons jamais un esprit pur, mais toujours un esprit incarné. La corporéité de l’humain appartient au domaine de l'esprit et avec celle-ci il entre en relation permanente avec toutes choses. En tant qu'homme-corps, nous émergeons comme un nœud de relations universelles dans  notre être-dans-le-monde-avec-les-autres.

Cet être-au-monde-avec-les-autres n'est pas une dimension géographique, ni accidentelle mais essentielle. Cela signifie, qu'à chaque instant et en sa totalité, l'être humain est corporel et simultanément, en sa totalité, il est spirituel. Nous sommes un corps spiritualisé, car nous sommes aussi un esprit « corporisé ». Cette unité complexe de l'être humain ne doit jamais être oubliée.

De cette façon, les actes spirituels les plus sublimes, ou les plus hautes envolées de la création artistique ou mystique, sont marqués par la corporéité. Tout comme les actes corporels les plus simples, comme manger, se laver, conduire une voiture, sont imbibés d’esprit. Le corps est un esprit qui se déploie dans la matière. Et l'esprit est la transfiguration de la matière.

En ce sens, nous pouvons dire que l'esprit est visible. Lorsque nous regardons un visage, par exemple, nous ne voyons pas seulement les yeux, la bouche, le nez et le jeu des muscles. Nous voyons également la joie ou l'angoisse, la résignation ou la confiance, l'éclat ou le découragement de la personne. Ce qui est vu, par conséquent, est un corps qui est animé et pénétré par l'esprit. De même, l'esprit ne se cache pas derrière le corps. Dans l'expression faciale, dans le regard, dans le discours, dans la manière d'être présent et même dans le silence, se révèle toute la profondeur de l'esprit.

 Les forces de l'affirmation de soi et de l'intégration

D'un autre côté, il est important de comprendre que, biologiquement, nous sommes des êtres nécessiteux. Nous ne sommes pas dotés, comme les animaux, d’organes spécialisés qui nous garantiraient la survie ou nous défendraient des dangers. Un caneton sort de l’œuf et il commence aussitôt à nager. L'être humain, en revanche,  a besoin d'apprendre. Certains biologistes vont jusqu'à dire que nous sommes « un animal malade », un « faux pas », un « passage » (Übergang) vers quelque chose de plus élevé ou plus complexe. Nous ne sommes donc jamais fixés ; nous sommes entiers, mais pas encore complets, toujours à faire.

Cette situation a pour conséquence que nous devons assurer en permanence notre survie à travers un travail et une intervention planifiée sur la nature. De cet effort est né une culture qui organise d’une façon stable les conditions infrastructurelles, ainsi qu’humaines et spirituelles, pour que nous puissions vivre mieux et plus confortablement.

Il y a aussi un autre aspect, également présent dans tous les êtres de l'univers, mais qui, au niveau humain, acquiert une pertinence particulière, les soins à prodiguer. Il y a deux forces en nous et en chaque être. La première est la force de l'affirmation de soi, la seconde est la force de l'intégration. Ces forces travaillent toujours ensemble dans un équilibre difficile, mais toujours dynamique.

Par la force de l'affirmation de soi, chaque être, en l'occurrence l'être humain, se concentre sur lui-même et son instinct est de se préserver, de se défendre contre toutes sortes de menaces pour son intégrité et sa vie. Il se défend lorsqu'il est menacé de mort. Personne n'accepte simplement de mourir. Lutter pour continuer à vivre, à se développer et à se reproduire. Cette force explique la persistance et la subsistance de l’individu.

Nous devons à ce stade surmonter complètement le darwinisme social, selon lequel seuls les meilleurs et les plus doués triomphent et subsistent. C'est une demi-vérité qui s'oppose au processus évolutif. La loi fondamentale de l'Univers est la relation de chacun avec tous et la coopération entre tous, afin qu'ils puissent exister et continuer à évoluer. Ce processus ne favorise pas seulement les mieux équipés. Si c'était le cas, les dinosaures seraient encore parmi nous. Le sens de l'évolution est de permettre à tous les êtres, même aux plus vulnérables, d'exprimer des dimensions de la réalité et des virtualités qui sont  latentes dans l'univers en évolution. Nous le répétons : c'est cela la valeur de l'interdépendance de tous avec tous et de la solidarité cosmique. Chacun s'entraide pour coexister et co-évoluer. Les faibles méritent également de vivre et ils ont quelque chose à nous dire. Remarquez comment, même dans un petit trou dans l'asphalte, une petite plante peut surgir. C'est le miracle de la vie et cela nous envoie un message sur sa force.

Par la force de l'intégration, l'individu se retrouve intégré dans un réseau de relations sans lequel, seul en tant qu'individu, il ne pourrait ni vivre ni survivre. Tous les êtres sont interconnectés et chacun vit pour les autres, avec les autres et grâce aux autres.   L'individu s'intègre donc naturellement dans un tout plus large, dans la famille, dans la communauté et dans la société. Même si l'individu décède, l'ensemble assure le maintien de l'espèce, permettant à d'autres représentants de venir lui succéder.
La sagesse humaine reconnaît qu'il arrive un moment dans la vie où la personne doit dire au revoir, avec gratitude, pour laisser la place, même physiquement, à d'autres qui viendront.

L'univers, les nations, les espèces et aussi les êtres humains se gardent en équilibre entre ces deux forces, celle de l'affirmation de soi de l'individu et celle de l'intégration dans un tout plus large. Mais ce processus n'est pas linéaire et serein. Il est tendu et dynamique. L'équilibre des forces n'est jamais conquis une fois pour toutes, mais un exploit à réaliser à tout moment.

C'est là que les soins entrent en jeu. Si nous n'y prenons pas garde, l'affirmation de soi de l'individu peut prévaloir au détriment d'une intégration insuffisante dans l'ensemble et alors le moi, l'individualisme, l'autoritarisme et la violence prévalent ; ou bien l'intégration peut prévaloir, le nous peut prendre le dessus au prix de l'affaiblissement, voire de l'annulation du moi. Alors d’un côté, c’est le moi et l’individualisme qui gagnent la partie, de l’autre, c’est le collectivisme et l'aplatissement des individualités qui l'emportent. Le soin, ici, se traduit par une juste mesure et une retenue de soi, afin de ne privilégier aucune de ces forces.

En fait, dans l'histoire sociale humaine, des systèmes ont émergé qui favorisent parfois le moi, l'individu, leur performance et la propriété privée, comme c'est le cas avec le système capitaliste ; ou la propriété collective et sociale, comme c'est le cas avec le socialisme réel. L'exacerbation de l'une de ces forces, au détriment de l'autre, entraîne des déséquilibres, des dévastations et des tragédies. Le soin disparaît pour laisser place à la volonté de puissance et même à la brutalité.

Afin d'équilibrer ces deux forces, la démocratie a été conçue. Elle cherche à inclure et à articuler le moi avec le nous, chaque individu peut participer et avec d'autres créer le nous social. De cette coexistence, pas toujours facile, du moi avec le nous, la recherche du bien commun est née. La démocratie représente la participation de chacun, de la famille, de la communauté, des organisations, dans la manière d'organiser l'État. C'est une valeur universelle à vivre et à entretenir en permanence.

Quel est le défi qui se présente aujourd’hui à l'être humain ?

 Le défi de porter attention et soin à la création. Ce défi consiste dans la recherche d’un équilibre construit consciemment et de faire de cette recherche un but et une attitude de base. Porteur de conscience et de liberté, l'être humain a cette mission qui le distingue des autres êtres. Lui seul peut être un être éthique, un être attentif et responsable de lui-même (moi) et du sort des autres (nous). Il peut être hostile à la vie, opprimer et dévaster. Il peut aussi être le bon ange, le gardien, le protecteur et le serviteur de tout. Cela dépend de sone engagement à prendre soin ou à accepter que des forces sombres et incontrôlables prennent le contrôle de la vie.

Du fait de sa liberté, l’homme n'est pas soumis à la fatalité du dynamisme des choses. Il peut intervenir et sauver les plus faibles, empêcher une espèce de disparaître ou créer des conditions qui réduisent la souffrance, comme c'est le cas en ce moment.

En lieu et place de la loi des plus doués et des plus forts, il fait valoir la loi du soin envers les moins doués et les plus faibles. Seul l'être humain peut le faire. C'est pour cela qu’il a été établi (dans le mythe biblique de la Genèse) comme le gardien de toutes les créatures et  comme le jardinier qui cultive et garde le Jardin de l'Éden. L’homme surgit donc en ce monde comme celui qui voit et qui pourvoit à ce que les êtres puissent avoir les conditions nécessaires pour vivre et pour s’insérer dans le Tout. De cette façon, il assure un avenir au plus grand nombre de personnes et de représentants d'autres espèces possibles. C'est en cela que consiste le défi pour notre pays et pour la Terre entière dévastée par la COVID-19.

Les défis du soin de notre corps

Après cette longue introduction, la question se pose: comment prendre soin de son propre corps? Ce point est fondamental à l'heure où nous devons accepter l'isolement social pour nous protéger du coronavirus.

Tout d'abord, un effort est nécessaire pour maintenir notre intégrité et notre unité complexe. Nous devons assumer notre enracinement dans le monde au travers de notre famille, notre travail, notre profession et notre engagement envers la vie. Et nous devons  le faire avec la totalité de notre être, en sachant que nous sommes la partie consciente et intelligente d’un Tout capable de valoriser chaque initiative, depuis celle qui concerne l'hygiène du corps, jusqu’au travail le plus sophistiqué de l’intelligence.

En ce moment, il est nécessaire de se protéger avec un masque lorsque nous quittons la maison et de nous laver continuellement les mains avec du savon ou un gel alcoolisé. Le corps-homme est cette unité complexe qui nécessite tous ces soins, surtout en ce moment dramatique de notre vie.

Il est nécessaire de s'opposer consciemment aux dualismes que la culture persiste à maintenir, d'une part, le "corps" déconnecté de l'esprit; et d'autre part, "l'esprit" dématérialisé de son corps. Le marketing explore cette dualité, présentant le corps non pas comme la totalité de l'humain, mais comme l’assemblage de ses composantes : son visage, ses seins, ses muscles, ses mains, ses pieds…
Les principales victimes, et non les seules, de cette fragmentation sont les femmes. En effet, le machisme a profité du monde médiatique de la publicité pour exploiter les différentes parties du corps de la femme : son visage, ses yeux, ses seins, son sexe etc.,  continuant ainsi, de façon perverse, à en faire un « objet de consommation ». Nous devons nous opposer fermement  à cette distorsion culturelle.

Il est également important de refuser le simple "culte du corps" dans les innombrables gymnases, ou à travers d’autres formes d’intervention sur sa dimension physique, comme si le corps-homme était une machine dépourvue d'esprit, à la recherche de performances musculaires sans limites. Avec cela, nous ne voulons cependant pas minimiser les bienfaits qu’apportent les palestres de conditionnement physique. Il convient aussi de souligner l’importance d’une alimentation équilibrée et saine, les avantages indéniables de l’exercice physique, des massages qui tonifient le corps et font circuler les énergies vitales, en particulier les techniques et les disciples orientales, parmi lesquelles, la capacité du yoga à renforcer l'harmonie corps-esprit.

L’habillement mérite une attention particulière. Il n'a pas seulement une fonction utilitaire en nous protégeant des intempéries et en cachant ces parties qui dans notre culture (différente de la culture des peuples autochtones) sont considérées comme sexuelles. Il appartient aux soins du corps, car le vêtement représente un langage, une manière de se révéler sur la scène de la vie. Il est important de s'assurer que les vêtements soient l'expression d'une façon d'être et montrent le profil humain et esthétique de la personne.

 Ces beautés construites par mille moyens artificiels, pour que les personnes apparaissent différemment de ce que la vie a voulu qu'elles soient, sont une démonstration de l'anémie de leur esprit. Il y a une beauté propre à chaque âge, un charme qui naît du travail que la vie et l'esprit ont imprimé dans l'expression « corporelle » de l'être humain. Il n'y a pas de Photoshop pour remplacer la rude beauté du visage d'un travailleur, façonné par la dureté de la vie; ni pour reproduire les traits d’un visage sculpté par la souffrance et la lutte. Ces visages acquièrent une expression de grande force et d'énergie. Ils parlent de la vie réelle et non artificielle et construite. Tandis que les visages, transformés en des icônes de la beauté conventionnelle, sont tous semblables, sans traits ni nuances, et masquent à peine l'artificialité de la figure construite par le marketing.

Tous ces artifices de notre culture, plus liés au marché qu'aux besoins réels de la vie, nous empêchent de cultiver le soin de chaque phase de la vie, avec sa beauté et son irradiation singulière, mais aussi de nous réconcilier avec les marques qu’une vie vécue a laissé sur le visage et dans le corps : les luttes, les souffrances, les dépassements. De telles marques sont des décorations et créent une beauté inégalée et un éclat spécifique, au lieu de garder un type de profil d'un  passé déjà vécu.

Nous prenons positivement soin du corps, en  retournant là d’où, pendant des siècles, nous nous étions exilés : à la nature et à une relation faite de fascination et de tendresse avec l'ensemble de la Terre. Cela signifie établir une relation de biophilie, d'amour et de conscience avec les animaux, les fleurs, les roses et les plantes, les climats, les eaux, avec les paysages, avec la Terre. Lorsque la Terre est vue de l'espace, avec ces belles images du globe terrestre transmises par les grands télescopes ou par les vaisseaux spatiaux, nous éprouvons un sentiment spontané de révérence, de respect et d'amour pour notre Maison Commune, notre Grande Mère, de l'utérus de laquelle nous sommes tous sortis. Nous nous sentons humbles quand nous regardons la Terre devenue un petit point bleu pâle, sur la dernière photo prise par la sonde spatiale Voyager 1 (en aout 2012) qui quittait le système solaire pour entrer dans l'espace infini.

Peut-être que le plus grand défi pour l'homme-corps consiste à parvenir à un équilibre entre l'affirmation de soi, sans tomber dans l'arrogance et la dépréciation des autres ; et l'intégration dans un plus grand ensemble (la famille, la communauté, le groupe de travail et la société ), sans se laisser massifier et tomber dans une adhésion non critique.

La recherche de cet équilibre n'est pas résolue une fois pour toutes, mais elle doit être assumée au quotidien, car elle nous est demandée à chaque instant. Et chaque situation, aussi étrange que cela puisse paraître, est suffisamment bonne pour trouver le bon équilibre entre les deux forces qui peuvent nous déchirer ou unifier et alléger notre existence.

Le soin de notre manière d'être dans le monde avec les autres, implique également notre alimentation : ce que nous mangeons et buvons. Faire de l'alimentation plus qu'un processus de nutrition, mais un rite de communion avec les fruits de la générosité de la Terre. Ainsi, chaque repas devient une célébration de la vie. Savoir choisir les produits issus de l'agriculture biologique ou ceux moins traités chimiquement. Voici le soin, comme amour de soi, qui se traduit par une vie saine ; et le soin comme précaution contre toutes les maladies qui peuvent surgir à cause de l'air contaminé, les eaux polluées, l'intoxication générale de l'environnement.

L'homme-corps doit montrer cette harmonie intérieure et extérieure, en tant que membre de la grande communauté terrestre et biotique.

Prendre soin du corps des autres, des pauvres, de la Terre

La plupart des corps humains sont malades, émaciés et déformés par trop de besoins. Il y a des corps humains affamés et assoiffés, désespérés d'esprit par l'excès du travail, l'exploitation et l'humiliation d'être traités comme '' du charbon à consommer dans le processus de production'', selon l'expression de l'anthropologue Darcy Ribeiro.

Prendre soin des corps des pauvres et des condamnés de la Terre, ce n'est pas les nier et les mépriser, comme cela se produit dans notre tradition d'esclavage. Mais les considérer comme des égaux, comme des personnes qui ont la même dignité et les mêmes droits. Socialement, cela signifie se battre pour des politiques publiques, comme l'ont fait les projets sociaux de « Faim Zéro », « Luz para Todos », « Ma Maison, ma Vie », avec l'agriculture écologique et familiale, et autres, comme les cuisines communautaires, comme l'UPAS et d'autres initiatives qui organisent la solidarité sociale afin que chacun puisse avoir droit à une convivialité réalisée: pouvoir manger suffisamment et décemment chaque jour.

Permettez-moi de vous donner un exemple: dans notre Centre pour la défense des droits de l'homme à Petrópolis, nous avons développé un projet « Pain et beauté », qui donne à la population de la rue un bon repas quotidien (environ 300 personnes: le moment du Pain) et ensuite un moment de Beauté, qui est l'accomplissement de leur dignité, en commençant par le nom de la personne (car la plupart n’ont que des surnoms); en faisant des cercles de discussion sur leurs problèmes; en les accompagnant en cas de maladie vers une assistance médicale ou psychologique et en voyant comment les réintégrer dans la société avec un travail. La perspective reste de prendre soin de l'être humain intégral, corps-esprit, à travers le Pain nécessaire et l'Esprit cultivé.

L'important, en termes de pédagogie libératrice, est d'aider les nécessiteux eux-mêmes, en tant que sujets, à s'organiser et à faire pression pour garantir les bases qui soutiennent la vie. Mais pas seulement pour satisfaire la faim de Pain, toujours nécessaire, mais aussi la faim insatiable de Beauté, de reconnaissance, de respect, de communion, de Transcendance, toujours ouverte à un développement illimité.

Prendre soin du corps social est une mission politique qui nécessite de sévères critiques contre un système de relations qui traite les gens comme des choses et leur refuse l'accès aux biens communs auxquels tous les êtres humains ont droit, comme la nourriture, l'eau, un terrain, le traitement des eaux usées et des ordures, la santé, un logement, la culture et la sécurité.
En fait, une véritable révolution humanitaire s'imposerait ici. Mais il ne suffit pas de la vouloir. Des conditions socio-historiques qui la rendent viable et victorieuse sont nécessaires. C'est l'utopie minimale à réaliser, même par un minimum de sens éthique.

Prendre soin du corps de la Terre Mère

Aujourd'hui plus qu'autrefois, il est urgent de prendre soin du corps de la Terre Mère, marqué par des blessures qui ne se ferment pas. Il y a des ravages inimaginables dans le règne animal et végétal, dans les sous-sols et dans les mers. J'ai déjà exprimé l'opinion que peut-être le coronavirus est une réaction de la Terre Mère, une contre-attaque à la violence systématique dont elle souffre continuellement.

Soit nous prenons soin du corps de la Terre Mère, soit nous courons le risque qu'il n'y ait plus de place pour nous sur la Terre, parce qu’elle ne voudra plus de nous sur son sol. Prendre soin du corps de la Terre, c'est prendre soin des déchets, du nettoyage général des rues, des places, de l'eau, de l'air, des transports, s'intéresser à tout ce qui se dit dans les médias sur l’état de la planète, sur comme elle est traitée, agressée ou soignée.

Rappelons enfin le message chrétien qui, par l'incarnation du Fils de Dieu, a sanctifié la matière et l'a également éternisée. La résurrection de l'homme des douleurs, blessé et crucifié, confirme que la fin des voies de Dieu n'est pas un " esprit " sans matière, mais l'homme-corps transfiguré, qui a réalisé toutes les potentialités cachées en lui et s'est élevé au plus haut degré de son évolution humaine et divine.

C'est le soin suprême que Dieu a montré au corps-homme, le ressuscitant comme un nouvel homme, "le tout nouvel Adam" comme l'appelle Saint Paul et, enfin, l'assumant dans sa propre réalité infinie et éternelle.


Leonardo Boff

Traduit du portugais par Bruno Mori