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mardi 17 mars 2020

Pourquoi un Jésus « transfiguré » ?



(Mt 17, 1-9)

Je me suis toujours demandé quels sentiments, quelles expériences spirituelles, quels processus psychologiques et intellectuels, quel genre de foi et de croyances ont pu amener autant les premiers chrétiens, que les auteurs des évangiles et autres écrits du NT, à enrober progressivement la figure de Jésus de Nazareth avec la parure d’une créature céleste, jusqu’à la métamorphoser entièrement en un dieu. Comment a-t-on pu  en arriver là !?

Dans cette courte réflexion, je cherche à faire ressortir quelques causes possibles à l’origine de ce processus de divinisation progressive de l’homme de Nazareth.

 À l’origine de l’expérience humaine et spirituelle des premiers disciples et admirateurs de Jésus de Nazareth, il y a eu la fascination, l’émerveillement et l’exaltation qu’ils ont éprouvés à la fréquentation de cet homme. Fascination et émerveillement suscités par plusieurs facteurs. Avant tout, je pense, par la perception de la merveilleuse qualité de la personnalité du Maître ; par l’exquise harmonie humaine et spirituelle, qui se dégageait de sa personne ; par une prise de conscience, toujours plus accrue, de l’extraordinaire nouveauté de ses intuitions, des valeurs qu’il proposait, des idées et du message qu’il annonçait.

En effet, il s’agissait d’un message qui ouvrait à tous la perspective d’un monde totalement diffèrent de l’ancien ; un monde et une société humaine animés par d’autres principes, d’autres priorités, d’autres valeurs, dirigés par une autre façon de penser. Un monde que tous pouvaient désormais habiter, dans l’égalité, le respect réciproque, la justice, sans peurs et dans la paix définitivement rétablie. Un monde où tous trouveraient leur place et la pleine reconnaissance de leur dignité, ainsi que la possibilité d’y vivre un autre genre d’existence.

 Il s’agissait donc d’un message qui avait toute la saveur d’une bonne nouvelle pour tous les pauvres, les opprimés et les paumés de la terre. Un message qui dévoilait une autre manière d’être humain, un autre Dieu et une autre façon d’entrer en relation avec lui. Dans ce monde nouveau, rêvé par Jésus, l’énergie qui faisait tout fonctionner était exclusivement celle de l’amour.

C’est en conséquence de cette profonde et saisissante expérience spirituelle et personnelle, que les disciples de Jésus n’ont pas pu s’empêcher d’imaginer, de penser et, à la fin, de se convaincre, que tout cela était trop nouveau, trop original, trop beau, trop « merveilleux » pour venir d’un homme. Et que donc, dans cet homme et par cet homme, le ciel s’était abaissé pour toucher la terre ; que Jésus était un homme de Dieu, habité par Dieu et par son esprit; que Dieu parlait à travers lui et que Jésus vivait une relation d’intimité et de familiarité unique avec « son » Dieu qu’il appelait tendrement « papa ».

Pourquoi ces disciples, face à Jésus, n’ont-ils pas eu la réaction que chacun de nous aurait aujourd’hui devant un homme exceptionnel, qui aurait dit plutôt : « Cet homme est un être extraordinaire; il est un génie, un prodige, un phénomène !!! …», comme nous faisons habituellement lorsque, par exemple, nous parlons, de Michel-Ange, de Shakespeare, de Mozart, de Beethoven ou d’Einstein, sans vouloir nécessairement connecter ces personnages avec Dieu ?

Ces disciples ont pu réagir de la sorte devant la personne du Maître parce qu’ils étaient immergés dans une culture religieuse formée par une pensée et des croyances qui les poussaient à comprendre et à percevoir la Réalité comme totalement imprégnée de la présence et de la proximité de Dieu ; à imaginer leur univers comme un scénario où se déployait une interrelation continuelle entre le monde des dieux et le monde des hommes. Ils pensaient l’univers comme étant constitué par deux mondes réels et parallèles, séparés seulement par un «ciel» ou une  voûte céleste (qui constituait  le plafond de la maison des humains et le plancher de la demeure des dieux) que les créatures divines du ciel pouvaient facilement percer et traverser pour descendre sur terre, afin de se montrer et communiquer avec les créatures humaines.

Il faut également avoir présent à l’esprit qu’au cours des trois premiers siècles, la pensée chrétienne s’est répandue et développée presque exclusivement dans les pays de la Méditerranée de culture gréco-romaine et donc familiers aux récits de la mythologie païenne relatant les exploits des dieux de l’Olympe qui souvent descendaient sur terre, sous des apparences humaines, pour interagir avec les mortels.

            Cette cosmologie primitive et l’influence de cette pensée mythique, combinées à la perception de Jésus comme homme de Dieu sur qui repose son Esprit, ont constitué le support culturel qui a rendu possible les premiers pas vers un processus de divinisation graduelle mais constante de la personne humaine de Jésus opéré par la réflexion, l’enthousiasme et la foi des premières communautés chrétiennes. Ce processus d’exaltation et de divinisation de l’homme de Nazareth, commencé au premier siècle, a trouvé son apothéose et son achèvement définitif dans les déclarations dogmatiques des conciles œcuméniques du IVe-Ve siècles.

Ce sont les débuts de ce processus de divinisation progressive de la personne humaine de Jésus que nous voyons à l’œuvre dans les quatre évangiles. Processus  qui s’est accentué et radicalisé ensuite dans les lettres de Saint Paul[i] et, sous son influence, dans les autres écrits du NT.

Ainsi, dans l’évangile de Marc (Mc 1,9-13), le plus ancien des évangiles, rédigé vers la fin des années 60, Jésus, après son baptême dans le Jourdain, est encore tout simplement présenté comme l’homme choisi par Dieu sur qui se pose son esprit ; un esprit qui vient d’en haut, à travers un passage ouvert dans la voûte des cieux. Dans Marc, Jésus apparaît comme l’homme choisi, qui est guidé et inspiré par un esprit qui lui vient d’ailleurs. Il s’agit d’un esprit qui est différent de l’esprit humain et qui explique alors l’extraordinaire originalité et nouveauté de sa pensée et de sa prédication.

Dans les évangiles de Matthieu et de Luc, écrits entre les années 80-90, Jésus n’est plus seulement l’homme qui possède l’esprit et qui est conduit par l’esprit de Dieu, mais il devient maintenant le lieu de la présence humaine de Dieu en ce monde. Il n’est plus un être totalement humain, étant donné qu’il ne possède pas un père biologiquement humain et qu’il vient au monde par une femme fécondée par le saint esprit de Dieu. Il est désormais un être qui appartient à la classe des dieux immortels ; sur qui la mort humaine n’a pas de pouvoir ; de laquelle il échappera en vainqueur ; et, qui en traversant à nouveau, mais en sens inverse, les espaces célestes desquels il était descendu, retournera à Dieu, comme triomphateur qui accomplit la mission qu’on lui avait confiée.

Dans l’évangile de Jean, écrit entre la fin du premier siècle et le début du deuxième, la personne de Jésus a perdu sa consistance humaine, pour acquérir une configuration fondamentalement divine. Il est le Verbe de Dieu qui existe de toute éternité auprès de Dieu. Il est la Lumière de Dieu qui éclaire tout homme. Il est la Parole de Dieu qui se fait chair et qui vient habiter parmi les hommes. Il est la forme humaine que le Dieu du ciel assume ici sur terre. Il est un seul être avec Dieu ; de sorte que qui voit Jésus, voit Dieu lui-même. Il est la résurrection et la vie. Il fait passer de la mort à la vie ceux qui croient en lui. Il donne la vie éternelle à tous ceux qui l’accueillent et écoutent sa parole. Or, il est évident que pour l’auteur de cet évangile, dire tout cela de Jésus, c’est affirmer et proclamer ouvertement qu’il est Dieu et l’égal de Dieu.

Ce processus progressif de transfiguration et de glorification de la personne du Maître accompli par la vénération, l’admiration, l’amour et la foi enthousiaste des premières générations chrétiennes, servira, plus tard, de base et de référence scripturaire aux dogmes de la divinité de Jésus, de l’Incarnation et de la Trinité.

 La prise de conscience de ce processus qui se conclura par la divinisation de la personne humaine du Nazaréen, sert à nous aussi aujourd’hui pour mieux comprendre les dessous, le pourquoi et le sens de certaines affirmations, parfois surprenantes, irréelles et cocasses, en rapport avec la fonction, l’activité et la nature de la personne de Jésus dans les évangiles et les autres écrits du NT, comme, justement, dans le récit de la «transfiguration» de Jésus. À noter que sans cette prise de conscience, une grande partie du contenu des évangiles et des autres écrits du NT risque de nous paraître irrecevable et insignifiante.

Ce récit, qui n’a rien d’historique, est tout simplement un exemple de plus de ce processus d’exaltation, de glorification et divinisation mis en marche par le désir des premières communautés chrétiennes d’honorer la mémoire de leur Seigneur et de chanter, de cette façon, la grandeur de cet homme amoureux de Dieu, amoureux des hommes, maître de spiritualité et d’humanité, qui avait réussi à changer de fond en comble le sens de leur vie et l’orientation de l’histoire du monde.
  
Bruno Mori , mars 2020




[i] Pour Saint Paul, Jésus-Christ est antérieur à tout et tout subsiste en lui (Col 1, 17); en lui habite réellement la plénitude de la divinité (Col 1, 19); issu du peuple d'Israël selon la chair, il est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement (Rm 9, 5); lui, qui était dans la condition de Dieu,  n'a pas jugé bon de revendiquer son droit d'être traité à l'égal de Dieu; mais au contraire, il se dépouilla lui-même en prenant la condition de serviteur (Ph 2, 6-7).