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mardi 24 février 2015

CE JÉSUS QUI A ÉTÉ TENTÉ …


(Marc 1,12-14)


Pour signifier l’importance que la prédication de Jésus a eue pour les chrétiens de leur temps, les auteurs des évangiles entourent les débuts de la vie et du ministère public de Jésus de toutes sortes de faits extraordinaires.

Dans ce texte de Marc Jésus vient d’être baptisé par Jean et voilà que les cieux, le lieu de la résidence de la divinité, se déchirent et, par cette ouverture, l’Esprit de Dieu s’échappe pour venir se poser sur Jésus et le remplir de toutes les énergies et les virtualités de sa présence. Pendant que cela se produit, Jésus entend une voix qui vient du ciel et qui lui dit qu’il est le fils bien-aimé en qui Dieu a mis toute sa confiance. L’évangéliste Marc nous raconte qu’aussitôt que l’esprit a pris possession de Jésus, il "le pousse dehors, au désert".
Il y a comme une espèce de violence qui est exercée ici par l’Esprit à l’égard de Jésus. Comme dans les évangiles d’autres individus sont décrits possédés, brusqués, secoués par le démon, ici Jésus est possédé, secoué, brusqué par l’Esprit de Dieu. Dès le début de sa mission, il est présenté comme l’homme qui agit sous l’emprise de l’Esprit de Dieu. Et le premier cadeau de l’Esprit, c’est de déposséder l’homme Jésus de lui-même et de créer autour de lui les conditions qui lui permettront de devenir, pour ainsi dire, le «contenant» parfait de l’Esprit de Dieu. Sous sa pression, Jésus doit se vider de tout ce qui, dans sa vie d’homme, pourrait être contraire aux mouvements de l’Esprit ou un obstacle à l’emprise totale de l’Esprit dans son existence. Il faut que dans sa vie l’homme Jésus accepte de se débarrasser pour toujours de l’esprit de l’homme, pour le remplacer désormais par l’Esprit de Dieu.

En effet, comme tout homme, Jésus aussi porte en lui les faiblesses, les limites, les instincts, les pulsions, les ambitions et convoitises qui sont le lot de notre humanité. Le temps du désert est le temps que l’Esprit de Dieu donne à Jésus pour se convertir en «le fils bien-aimé» et en l’homme totalement imprégné et transparent à son action. Au désert Jésus a donc des choix à faire. Il doit décider de l’orientation qu’il veut donner à sa vie. Va-t-il la vivre tournée vers Dieu ou va-t-il la vivre tournée vers soi-même? Va-t-il travailler pour que Dieu et son Esprit règnent dans le monde ou va-t-il laisser que le monde soit dirigé par les convoitises et l’esprit corrompu de l’homme? Va-il s’impliquer dans le salut de l’humanité ou va-t-il endosser fatalement sa perte?

Jésus a d'énormes possibilités. Il est l’homme aux qualités et aux dons extraordinaires. Choisira-t-il de s’en servir pour construire son piédestal? Pour en retirer pouvoir, gloire, prestige, honneurs? Pour s’ériger sur les autres, les utiliser et les exploiter à son avantage, comme font les grands personnages de ce monde qui cherchent uniquement leur succès? Ou, renonçant à tout, oubliant ce qu’il peut ressentir ou désirer, faisant confiance uniquement à Dieu, docile et sensible à sa présence, choisira-t-il de se laisser guider et inspirer uniquement par les suggestions et les appels qui surgissent des profondeurs de son être, là où réside l’Esprit de Dieu qui veut l’habiter totalement et qui veut être le souffle qui inspire et oriente toute son activité et toute sa vie ? C’est cette lutte que semble nous faire entrevoir l’évangéliste Marc quand il dit que Jésus, dans ce long moment de désert, est tiraillé entre le monde de Satan, représenté par les bêtes sauvages au milieu desquelles il vit et le monde de Dieu, représenté par les anges qui viennent le servir.

N’imaginons pas que le récit de ces tentations de Jésus soit un artifice littéraire de l’évangéliste. C’est tout au long de sa vie que Jésus a été tenté par la séduction de la supériorité et du prestige qui lui auraient permis d’accéder à ce pouvoir qui se confond avec celui de Dieu. Et s’il refuse avec énergie d’y succomber, c’est parce qu’il a dû préalablement se convertir. C’est pour cela qu’il adopte l’attitude contraire : celle de l’effacement, de la simplicité, de la pauvreté, de la disponibilité, du don de soi et du service. Il demande à ceux qu’il guérit de rester discrets et de se taire sur son compte, pour ne pas créer de mouvements populaires d’enthousiasme facile. Et quand Pierre voudra l’écarter du chemin de Jérusalem qui sera celui de l’affrontement aux autorités et finalement celui de la mort, il repousse son disciple avec force: "Retire-toi, Satan! Tes vues ne sont pas celles de Dieu". Au jardin de Gethsémani Jésus ressent "frayeur et angoisse" à l’approche de son arrestation. Et la suprême tentation, celle de désespérer de Dieu sur la croix : "Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?".

Oui, tout au long de sa vie et jusque dans la mort, Jésus a dû lutter contre lui-même, contre sa nature humaine qui le tirait vers la facilité. Être le Fils bien aimé, vivre en Fils bien aimé n’a pas été de tout repos.

Cette lutte incessante pour vivre en fils de Dieu, c’est aussi la vôtre, dit Jésus. Il s’agit de s’y mettre avec urgence: "Convertissez-vous et croyez à la bonne nouvelle", proclame-t-il. Se convertir, changer notre façon de penser, notre façon de concevoir et d’orienter l’existence; changer notre façon d’entendre le bonheur; changer le caractère souvent égocentrique de nos relations; revoir la pertinence de nos dépendances et de nos attachements; reconsidérer les priorités de nos valeurs, afin de réaliser une meilleure qualité d’être, devient le programme constant d’une vie de disciples et, certainement, le souci de nos efforts et de nos combats en ce temps de carême.

MB

lundi 16 février 2015

JÉSUS, L’HOMME QUI A VÉCU COMME UN EXCLU



La Palestine juive du temps de Jésus était une théocratie religieuse de fait. Dans cette Palestine une personne pour être acceptable et respectable devait être religieuse et pratiquante. La norme de la droiture et de la respectabilité était constituée par la Loi Mosaïque (la Torah) et l’observance de 613 règles ou prescriptions morales et cultuelles établies par les théologiens juifs de l’époque (les scribes). Seulement ceux qui connaissaient et pratiquaient la Loi avec ses prescriptions, étaient considérés dignes d’estime, de respect et de considération. Tous ceux et celles qui, à cause de leur ignorance, de leur manque d’instruction, de leur situation sociale misérable ou pour toutes sortes d’autres raisons, n’étaient pas à même de connaître et de pratiquer la Torah, étaient considérés comme des «maudits», des pécheurs, des impurs et des exclus qu’il fallait éviter, car leur présence et leur contact constituaient une source de contamination qui empêchait les gens «bien» de participer aux fonctions sociales et religieuses de la vie publique.

Dans la société juive du temps de Jésus, la liste de ces exclus de la société était très longue et incluait une grande partie de la population: elle comprenait les pauvres, les mendiants, les clochards, les gens sans instruction; ceux qui exerçaient des professions considérées impures ou infamantes (comme les berges, les collecteurs d’impôts, les prostituées, les usuriers, les soldats, les fossoyeurs, les coiffeurs, les teinturiers, les cordonniers, les bouchers, les journaliers à la solde des grand propriétaires terriers… etc.). À cette liste il fallait ajouter les esclaves, les enfants, les veuves, tous les guenilleux et les désespérés qui traînaient dans les rues à la recherche de nourriture, d’un travail sporadique; tous ces malades affectés de handicaps physiques ou mentaux (estropiés, paralysés, aveugles, sourds-muets, malades mentaux desquels on disait qu’ils étaient habités par des «esprits mauvais», lépreux ...).

Tout ce monde de paumés constituait finalement la plus grande partie de la société de l’époque: d’un côté il y avait la minorité de gens riches et fortunés, instruits, religieux, fidèles à la Loi; et de l’autre côté tout le reste de la population, que les gens «bien» considéraient comme de la «racaille». Jésus, et c’est en cela que consiste le trait extraordinaire et fascinant de cet homme, s’est toujours considéré comme faisant partie de la «racaille». Dans les évangiles on ne trouve jamais Jésus du côté des personnes rangées, respectables, religieusement irréprochables, mais toujours du côté de ceux et celles que la société officielle avait marginalisés, isolés et proscrits.

Jésus s’est rendu compte que ces pauvres gens qui manquaient de statut social, de légitimation, de considération, de respect, de valeur… eh bien , ces gens possédaient en réalité une innocence, une simplicité, une beauté intérieure, des richesses et de valeurs humaines qui les rendaient bien plus intéressants, bien plus attrayants, bien plus sympathiques, bien plus faciles à fréquenter et à aimer que l’élite religieuse piquée d’intégrité et de moralité. Jésus a eu la ferme conviction que ce sentiment de préférence, d’empathie, d’amitié, de solidarité, de proximité envers les maganés de la vie qu’il ressentait si intensément dans son cœur et dans son esprit, était aussi partagé par Dieu lui-même. Jésus eut d’abord l’intuition et la sensation et ensuite la ferme conviction que Dieu, s’il était vraiment l’être d’amour qu’il devait être, ne pouvait que ressentir et éprouver les mêmes sentiments que lui et que donc Dieu devait, lui-aussi, se plaire en compagnie de ce monde de paumés et qu’il devait les aimer de toutes les forces de son cœur.

Pour ces gens abandonnés, laissés à eux-mêmes, sans appui, sans protection, sans aucune sorte de sécurité et d’avenir, Jésus a éprouvé un grand élan de tendresse et de compassion. Les évangiles nous présentent souvent Jésus qui, regardant avec consternation les déplorables conditions du peuple qui l’entoure, a l’impression de contempler un troupeau de brebis à l’abandon, qui erre sans but, sans protection, sans guide, sans pasteur. Il se dit que Dieu, son Dieu, ne peut pas être insensible à tant de détresse et de malheur. Il se dit que Dieu a certainement un plan; qu’il a certainement l’intention d’intervenir, de faire quelque chose afin de changer les conditions de vie de tout ce pauvre monde. Il se dit que sans doute un jour Dieu interviendra, il s’approchera, il touchera de sa main les plaies et les tribulations de ces gens et il transformera leur vie par le miracle et les forces de sa présence.

C’est parce que Jésus a été traumatisé par la constatation de l’état de destitution, de souffrance, d’abrutissement et de dégradation dans lequel vivait la grande majorité de ses contemporains, qu’il a commencé à concevoir le rêve ou l’utopie d’un monde différent qu’il a appelé le «Règne de Dieu». Le règne de Dieu devient alors pour Jésus le rêve d’une monde nouveau qui n’est plus régi par les stratégies de l’ambition et de la cupidité; par la course au pouvoir; par l’oppression et l’exploitation du plus faible par le plus fort; mais qui est inspiré et guidé par les forces de la communion, du dialogue, du respect, de la fraternité, du partage, de la bonté, du don, du pardon, en un mot, par l’attitude de l’amour tel qu’il existe à l’intérieur de la vie et du monde de Dieu.

Jésus n’a qu’un seul souci: celui d’annoncer et de répandre parmi ce monde de pauvres, d’exclus et de paumés la bonne nouvelle que Dieu les aime et qu’il s’apprête à intervenir en leur faveur; qu’il est avec eux, de leur côté; qu’il n’est pas et n’a jamais été du côté des grands, des puissants, des ceux qui sont dans les normes, qui se croient justes, honnêtes et en règle avec la Loi et la religion. Pour leur montrer que Dieu était de leur côté, voilà que Jésus se tient lui aussi de leur côté. Les paumés deviennent ses amis, ses préférés, le milieu de vie dans lequel il évolue, agit et vit. Au point que ses adversaires l’accusent de manger et boire avec les «pécheurs»; de fréquenter les samaritains hérétiques, les voleurs publiques et les prostituées des rues; d’assumer la façon de faire et de vivre de ces «maudits» qui ne se préoccupent pas de respecter ni le sabbat, ni les règles de pureté rituelle établie par la religion; ni de se conformer aux directives des prêtres du Temple. Pour les représentants de la religion officielle juive, Jésus est vraiment devenu un pécheur parmi les pécheurs, en assumant toute la réprobation et les conséquences que ce choix comporte. Il finira en effet exécuté sur une croix comme le plus dangereux et le plus exécrable des bandits.

Dans le récit évangélique de ce dimanche (Mc.1.40-45), nous avons un exemple de cette attitude de Jésus et de comment la souffrance et la détresse humaine le perturbent. Le texte de l’évangile que nous venons de lire raconte que, devant le lépreux, Jésus ressent immédiatement de la «compassion». Le verbe grec utilisé par l’évangéliste signifie plus précisément «être «pris aux tripes», «en avoir les entrailles remuées». Il désigne donc un sentiment tellement fort qu’il en est tout bouleversé. Et c’est parce que Jésus est affecté de la sorte par la condition misérable de l’autre qu’oubliant toute précautions, faisant fi de toutes lois, tabous et interdictions, il se sent irrésistiblement poussé à s’approcher du lépreux, à abolir la séparation, («il allonge la main»), à entrer en contact réel et concret («il le touche») avec sa maladie et sa situation, afin que ce malheureux ne se sente plus jamais ni repoussé, ni exclu, ni seul, ni abandonné, mais transformé et guéri par l’effet de cette présence de compassion et d’amour qui «veut» se communiquer et qui n’hésite pas à se compromettre et à risquer sa propre sécurité et sa propre vie. «Oui, je le veux! ….Sois guéri ! Sois Heureux!».

Jésus fait tout cela pour redonner dignité, confiance et espoir. Pour faire comprendre que ce qui compte devant Dieu ce n’est pas la conformité de la conduite aux normes, aux coutumes, aux traditions inventées par les hommes, mais la conformité du cœur aux exigences et aux appels de l’amour. Et pour cela Jésus pense qu’on n’a pas besoin ni d’être puissant, ni d’être nanti, ni d’être en pleine santé, ni d’être conforme; mais seulement d’avoir un cœur sensible et compatissant. C’est pour cela que dans «le royaume de Dieu» les derniers seront les premiers et Dieu ira lui-même à la recherche de la brebis égarée pour la ramener à la sécurité du bercail et pour l’assister avec la tendresse de son amour. Il ne veut pas qu’un seul de ces «petits» se perde ou perde la chance d’expérimenter dans sa vie le bonheur de se sentir aimé.

C’est en cela que consiste fondamentalement  la bonne nouvelle ou l’«évangile» que Jésus est venu annoncer.




BM

dimanche 1 février 2015

ET SI JÉSUS ÉTAIT MARIÉ ?


 J’ai toujours été fasciné par la figure et les idées du Prophète de Nazareth et j’ai  toujours ressenti une profonde admiration pour l’extraordinaire qualité humaine de sa personnalité.

Par contre, j’ai toujours éprouvé une sorte de répulsion innée à le considérer Dieu ou incarnation de Dieu sur terre, comme le dogme catholique m’imposait à le croire. J’ai toujours eu l’impression qu’une telle croyance, au lieu d’enrichir la figure de Jésus, l’appauvrissait terriblement. Cette croyance me privait de sa totale et fascinante humanité. Cette doctrine m’empêchait de le considérer comme un individu de ma race et de le traiter comme une personne qui, fondamentalement, m’était semblable et avec laquelle je pouvais développer des relations normales d’amitié et de parité; avec laquelle je pouvais dialoguer, me comparer, m’identifier; que je pouvais admirer, avoir le goût de suivre, d’imiter, d’en faire mon modèle et mon héros. J’ai toujours pensé qu’aucun humain ne pouvait avoir ni l’idée ni l’envie d’adopter en toute confiance cet «extraterrestre» comme compagnon de voyage ou de se confronter avec lui; surtout si ce Dieu, venu d’en-haut et d’ailleurs, faisait semblant d’être un homme. J’ai toujours eu l’impression que ce Jésus-Dieu du dogme était un imposteur. Cet individu qui apparaissait comme un homme, tout en ne l’étant pas tout à fait, et duquel on pouvait insinuer qu’il faisait et disait des choses extraordinaires non pas parce qu’il était un homme, mais parce qu’il était Dieu, n’avait aucun intérêt ni aucun attrait pour moi. Pour moi, la divinité de Jésus, proclamée par le dogme chrétien, ruinait totalement la grandeur et la valeur de son humanité et de tout ce qui découlait d’elle. La proclamation de la divinité de Jésus, de la part et dans le sens des Églises chrétiennes, m’est toujours apparue comme une absurdité métaphysique et historique qu’il fallait à tout prix abandonner, si l’on voulait rétablir l’importance du rôle joué par Jésus de Nazareth dans l’histoire de l’humanité et la crédibilité de son message.

En suivant cette ligne de pensée qui avait opté pour un Jésus totalement humain, seulement humain et merveilleusement humain, je suis inévitablement arrivé à la conclusion que, si Jésus était un homme parfaitement normal, il devait aussi nécessairement avoir éprouvé tous les sentiments, les pulsions, les besoins, les tendances, les passions, les affections et les amours qui remuent et agitent la vie de tout homme normalement constitué. J’ai donc commencé à me poser certaines questions: est-il vrai que Jésus a toujours été célibataire? Est-il vrai que Jésus n’a jamais été attiré par les femmes? Est-il vrai que Jésus n’a jamais aimé intimement aucune femme? Est-il vrai que Jésus ne s’est jamais marié? Se pourrait-il que, comme l’Église a trompé ses adeptes en leur faisant croire que Jésus était Dieu, elle ait aussi tout mis en œuvre pour les convaincre que Jésus a toujours été célibataire ?

Toutes ces questions sont longtemps restées à l’état de pensées personnelles que je n’ai jamais osé exprimer ouvertement. Jusqu’au jour où je suis tombé sur un livre de l’évêque anglican John Shelby Spong, Born of a Woman, qui, dans un de ses chapitres, traitait justement la question du mariage de Jésus, en se posant les mêmes questions que moi. Cette étude de Spong m’a beaucoup intéressée. Et puisque je pense que je ne serais jamais capable de traiter aussi bien et aussi exhaustivement de cette question que l’auteur du livre mentionné plus haut, j’ai décidé de mettre à la disposition du lecteur du blog cette savante étude que j’ai traduite pour le publique de langue française. J’espère qu’elle pourra contribuer à redonner plus de consistance et d’attrait à la figure humaine du Jésus de Nazareth.


Voici donc le texte du Dr. Spong:

« Supposons que Jésus était marié...

Jésus naquit d’une femme. Il était un homme. Dans l’histoire chrétienne, on a déshumanisé autant la femme qui était sa mère, que l’homme qui était son fils. Une partie de cette déshumanisation a consisté à présenter la mère et le fils comme des personnes asexuées. Le fait d’avoir transformé Marie en une femme asexuée a beaucoup contribué à spolier Jésus de son humanité, en le considérant comme un être qui est au-dessus et au-delà de toute connotation à caractère sexuel. Nous avons déjà esquissé le portrait de Marie à partir de cette perspective. Avant d’analyser les implications de cette image éthérée et asexuée de Marie sur les humains en général et sur les femmes en particulier, je voudrais examiner la vie de Jésus et concentrer mon investigation sur son humanité, en incluant sa nature sexuée et son expérience de vie.

Sans nous en rendre compte et plus souvent que nous ne le pensons, nous avons l’habitude de définir le sexe négativement, comme quelque chose de mauvais et de sale. Malgré cette tendance, j’espère que nous pourrons traiter ce sujet avec une mentalité ouverte. Et il me semble que la meilleure façon d’aborder ce thème, consiste à formuler une question que certains trouveront surprenante et, peut-être même, déplacée et irrespectueuse.

Jésus était-il marié ? Y-a-t-il eu une figure féminine de relief (principale, majeure, dominante, prééminente) dans la vie du Jésus historique ? Commençons par affirmer ce qui paraît être évident. Dans le NT rien n’est dit ouvertement à propos de l’état marital de Jésus. Il existe, en outre, une tradition ecclésiastique bimillénaire qui a toujours considéré comme un axiome la condition célibataire de Jésus. Cela est compréhensible lorsqu’on considère que les interprètes principaux de ce Jésus de l’histoire ont été les prêtres de l’Église et que pendant la plupart de ces deux mille ans l’Église a exigé que ses prêtres soient célibataires. Ce fait constitue plus qu’une bonne raison pour vouloir définir Jésus comme le modèle incontestable du célibat clérical.

Il faut cependant reconnaître qu’un courant souterrain de pensée a toujours existé, qui a interprété d’une façon «romantique» la relation de Jésus avec Marie Madeleine (MM). Cette supposition est apparue dans la littérature du Moyen Âge et a rebondi à nouveau dans la deuxième moitié du siècle dernier. Dans les années '60, en effet, ce thème a été porté sur les scènes de Broadway dans deux œuvres : Jésus-Christ Superstar et Godspell. Dans Superstar, MM chantait à Jésus une touchante balade romantique qui disait, entre autre: «I don’t know how to love him… I don’t know how to take him… I want him so… I love him so...». À la fin des années ’80, le même thème fit surface dans un film qui avait suscité alors beaucoup de débats: La dernière tentation du Christ, dans lequel les scènes de Jésus avec MM ont constitué l’aspect le plus controversé de la pellicule.

Sans avoir l’intention d’offenser les sensibilités religieuses de qui que ce soit ou de paraître obscène, je voudrais quand même me poser cette question et essayer d’y répondre d’une façon sérieuse et érudite, en étant bien conscient du haut caractère spéculatif qu’elle possède. Cette question peut être posée d’autant plus facilement en ce début de XXIe siècle d’ouverture et de révolution sexuelle, où nous sommes affranchis de conceptions, d’images, de tabous et de stéréotypes sexuels venus d’un passé périmé et où nous avons été obligés à réfléchir sur de nouvelles définitions de ce que signifie être homme et être femme.

Aujourd’hui les femmes théologiennes et biblistes, formées dans cette nouvelle conscience et imprégnées de cette nouvelle mentalité, lisent les textes sacrés en y voyant des choses que les hommes, aveuglés par les définitions du passé, n’ont jamais été capables de voir. Le texte biblique a toujours été écrit et interprété exclusivement par des hommes, jusqu'à cette génération. De sorte que cette nouvelle vision nous apporte des approfondissements, une intelligence, des questionnements et, peut-être aussi, des révélations qui sont nouvelles.

Il est certain que le seul fait de suggérer une relation entre Jésus et MM provoque inévitablement une riposte très forte chez presque tous les chrétiens. Il existe chez la majorité des croyants une réaction viscérale de refus qui ne veut même pas prendre en considération cette éventualité. Il est facile de comprendre la raison de cette réaction extrêmement négative. La suggestion que Jésus et MM aient pu être des amants représente en effet une gifle en plein face donnée à toutes les valeurs morales proposées par l’Église au cours de son histoire, et va à l’encontre d’une certaine foi en Jésus, Dieu incarné et homme sans péché.

Il faut cependant dire que le refus catégorique d’admettre la possibilité que Jésus fût un homme marié, s’estompe de plus en plus dans notre monde moderne et cette éventualité ne paraît plus aujourd’hui aussi étrange et inconcevable. Ce refus de principe est le résidu du négativisme, de l’aversion et de la répulsion qui infectent aujourd’hui encore l’attitude de l’Église envers les femmes. Il sous-entend le préjugé ecclésiastique que le mariage est un état malsain et impur et donc inapproprié pour un individu qui se définit comme saint et comme Dieu fait homme. Si on garde présent à l’esprit la conviction de l’Église que, fondamentalement, le mariage constitue un compromis avec le péché, on peut supposer que toute considération qui voudrait avancer l’hypothèse que Jésus de Nazareth était probablement un homme marié, n’a aucune chance de survie dans la vision antiféministe de l’Église que je cherche ici à défier. Mon défi consistera donc à examiner toute information capable de conduire à la conclusion que Jésus était un homme marié.

Retournons donc à examiner les textes bibliques dans cette perspective. Dans la première lettre aux Corinthiens (9,1 et sv.), Saint Paul défend son statut d’apôtre. Au cours de sa défense, il dit « N’aurions-nous pas le droit d’amener avec nous une femme chrétienne comme les autres apôtres, les frères du Seigneur et Képhas?». Paul affirme que les leaders responsables de la prédication apostolique se faisaient accompagner par leurs épouses, au moins dans l’église des premiers temps. S’agit-il d’une nouvelle façon de faire ? Une lecture attentive des évangiles montre que cette habitude était déjà en vigueur du vivant de Jésus. Mais ces textes ont été généralement ignorés par l’Église. Et pourtant les évangiles affirment clairement que Jésus, avec le groupe de ses disciples, se déplaçait, autant en Galilée qu’en Judée, accompagné par un groupe de femmes. Les textes nous informent même que ces femmes pourvoyaient aux besoins matériels de ce groupe d’hommes, y compris Jésus, avec leurs propres biens. Lorsqu’on lit les informations que les évangiles nous donnent sur la présence de ces femmes, on ne peut pas ne pas remarquer la place prédominante que ces textes donnent à une femme appelée Marie de Magdala, mieux connue sous le nom de Marie Madeleine.

«Il y avait aussi des femmes qui regardaient à distance, et parmi elles Marie de Magdala, Marie, la mère de Jacques le Petit et de José, et Salomé, qui le suivaient et le servaient quand il était en Galilée, et plusieurs autres qui étaient montées avec lui à Jérusalem» (Marc 15,40).

«Marie de Magdala et Marie, mère de José, regardaient où on l’avait déposé» (Marc 15,47).

«Il y avait là plusieurs femmes qui regardaient à distance; elles avaient suivi Jésus depuis les jours de Galilée en le servant; parmi elles se trouvaient Marie de Magdala, Marie la mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée» (Mt. 27,55-5).

«Cependant Marie de Magdala et l’autre Marie étaient là, assises en face du sépulcre» (Mt.27,61).


Lorsque Luc raconte la première phase du ministère de Jésus en Galilée, il écrit : «Or, par la suite, Jésus faisait route à travers villes et villages; il proclamait et annonçait la bonne nouvelle du Règne de Dieu. Les Douze étaient avec lui, et aussi des femmes qui avaient été guéries d’esprits mauvais et de maladies: Marie, dite de Magdala, dont étaient sortis sept démons, Jeanne, femme de Couza, intendant d’Hérode, Suzanne et beaucoup d’autres qui les aidaient de leurs biens» (Luc 8,1-3).

«Tous ses familiers se tenaient à distance, ainsi que les femmes qui le suivaient depuis la Galilée et qui regardaient» (Luc 23,49).

«Les femmes qui l’avaient accompagné depuis la Galilée suivirent Joseph; elles regardèrent le tombeau et comment son corps avait été placé. Puis elles s’en retournèrent et préparèrent aromates et parfums. Durant le sabbat, elles observèrent le repos selon le commandement» (Luc 23,55-56).

D’une certaine façon nous avons besoin d’élargir notre image mentale de la vie de Jésus et de ses disciples. Les évangiles nous informent que, dans leurs pérégrinations, Jésus et ses douze compagnons étaient accompagnés par un groupe de femmes. Je ne veux rien insinuer de malicieux dans mes commentaires, mais je dois cependant faire remarquer que, si l’on tient compte des normes et des coutumes qui régissaient la vie des femmes dans la société juive du premier siècle, un groupe de femmes qui suivaient un groupe d’hommes, devait être composé ou d’épouses ou de mères ou de prostituées. La référence de Paul citée plus haut semble indiquer que les apôtres, les frères du Seigneur et spécialement Pierre voyageaient en compagnie de leurs épouses. Quel était alors la condition ou le rôle de MM au sein de ce groupe de femmes ? Dans ce contexte la question n’est pas sans intérêt, car c’est une évidence que dans chacun de ces passages on donne à MM une position de priorité. À cette époque le statut d’une femme était étroitement lié au rang que son mari occupait dans la vie sociale. Dans les évangiles, MM est toujours citée la première. Cela semble donc manifester qu’elle avait une relation spéciale avec celui qui est le premier centre d’intérêt des récits évangéliques: Jésus de Nazareth.  

Si nous gardons à l’esprit la fonction que les femmes ont jouée dans le mouvement de Jésus, nous serons moins surpris de la place centrale que les évangiles leurs réservent dans les récits de la résurrection. Nous avons été habitués à penser que la présence des femmes dans les récits de la résurrection surgit du rien; mais c’est une fausse impression. Dans la tradition de la résurrection, MM est à nouveau la figure centrale. Les évangiles ne sont pas toujours d’accord sur les femmes qui se rendirent au tombeau à l’aube du premier jour de la semaine; cependant tous concordent pour mettre à la première place le nom de Marie de Magdala. (Mc,16,1; Mt 28,1; Lc 24,10; Jn 20,1).

Dans l’évangile de Jean il y d’autres indices que nous pouvons explorer. Seul cet évangile nous a transmis le récit de la fête du mariage à Cana, en Galilée (Jn 2,1-11). Il s’agit, sous plusieurs aspects, d’un récit étrange. Selon le texte, Jésus et sa mère étaient présents au mariage. Mais à ce moment de l’histoire, racontée par Jean, les disciples présents sont seulement quatre: les deux disciples du Baptiste, André et Philippe qui ont suivi Jésus en recrutant, à leur tour, Simon et Nathanaël. Donc Jésus, ses quatre associés et sa mère sont présents à ce mariage célébré en Galilée, près du village de Nazareth. Lorsqu’il y a deux générations présentes à un mariage, il s’agit presque toujours d’une affaire de famille. Je n’ai jamais assisté avec ma mère à une noce, sauf lorsque quelqu’un de la famille se maria. Et la seule fois où ma mère et mes meilleurs amis furent présents à un mariage, ce fut pour le mien.

Jean nous informe donc qu’à ce mariage assistèrent Jésus, ses disciples et sa mère. Mais c’était le mariage de qui ? La narration ne le dit pas; mais elle relève cependant que la mère de Jésus était très inquiète en voyant les réserves de vin s’épuiser vertigineusement. Pourquoi ce fait pouvait-il constituer une source d’inquiétude pour la mère de Jésus? Est-ce que les invités à des noces se préoccupent pour ce genre de détails ? Non ! Par contre, ce détail ferait certainement sursauter la mère du marié, laquelle tient à faire belle figure devant les invités. Dans cette scène, le comportement de Marie serait tout à fait inapproprié et incompréhensible, sauf si elle était justement en train d’agir en tant que mère du marié. S’agit-il ici d’un écho d’une tradition concernant le mariage de Jésus et qui n’a pas pu être totalement effacé ?   

De l’évangile de Jean on peut aussi extraire d’autres indices. Nathanaël appelle Jésus: «Rabbi» (Jn 1,49). Il se peut que cela ne soit pas le titre historique exact que l’on donnait à Jésus. Nous devons cependant remarquer que dans la vie juive du premier siècle, une des conditions indispensables pour avoir droit à ce titre et pour être considéré un «rabbi», c’était d’être marié.

Cependant, un des passages les plus surprenants et saisissants de l’évangile de Jean reste sans doute celui où l’évangéliste décrit le comportement de MM au tombeau de Jésus. Dans cet évangile il est dit que MM s’en va seule au tombeau de Jésus; elle le trouve vide; elle court alors avertir Pierre et l’autre disciple aimé de Jésus, mais dans tout cela, MM semble avoir une place d’honneur et un rôle plus important que celui des disciples. En effet après que ceux-ci eurent constaté personnellement la vérité des faits racontés par la femme, ils s’en retournent démolis, sans savoir que faire et que penser. MM cependant sait et sent que pour elle tout n’est pas fini et que tout reste encore à faire. Elle retourne donc toute seule au tombeau pour faire éclater (épancher, déverser) sa douleur et pour résoudre l’énigme de ce corps qui a été soustrait à ses caresses et à son amour. En regardant à travers les larmes dans la direction du tombeau vide, elle entrevoit la silhouette de deux individus qui s’informent sur la cause de son chagrin. Elle dit: «Ils ont enlevé mon seigneur et je ne sais pas où ils l’ont caché».

Arrêtons-nous sur l’expression «mon seigneur». Cet épisode a lieu avant la résurrection. Le tombeau vide pour MM ne signifie évidemment pas que le Seigneur est ressuscité, mais seulement que son corps a été volé. Pour MM, Jésus est bien mort. Elle utilise pourtant l’expression «mon Seigneur», qui était le titre typique avec lequel les chrétiens des origines désignaient le Ressuscité. Est-ce que cela signifierait que MM a pris conscience que « Jésus est le Seigneur» avant sa résurrection ? Ou se pourrait-il, au contraire, que cette expression, sur les lèvres de MM et dans ce contexte, ne signifie rien d'autre que «mon homme», comme diraient les femmes d’aujourd’hui; ou «mon respectable mari», comme disent les épouses chinoises et japonaises; ou tout simplement «mon seigneur» («celui qui domine dans ma vie»), qui état la façon avec laquelle les femmes juives du premier siècle s’adressaient à leur mari ? Encore une fois, il s’agit ici d’une spéculation intéressante basée sur des informations que nous trouvons dans le texte, mais qui, pendant des siècles, ont été occultées à l’aveuglement de l’idéologie chrétienne.

Le récit de Jean ne s’arrête pas ici. MM se retourne et, à travers ses larmes, elle voit une autre figure d’homme qui avance vers elle dans la pénombre du soir. Elle le prend pour le jardinier. Celui-ci lui adresse la même question que les deux premiers individus: «Femme, pourquoi pleures-tu? Qui cherches-tu ? ». Et MM de répondre: «Monsieur (seigneur), si c’est vous qui l’avez emporté, dites moi où vous l’avez déposé et moi j’irai me le reprendre» (Jn 20,15). Remarquez les mots employés. MM est en train de réclamer le droit de disposer du corps de Jésus. Dans la société juive de cette époque, il aurait été totalement inapproprié pour une femme de réclamer le corps d’un homme, à moins que cet homme n’ait été un proche parent. MM est la figure féminine la plus en évidence dans la narrative évangélique. Elle est décrite comme la femme qui est la plus affectée par la mort de Jésus, qu’elle appelle «mon seigneur». Elle est la seule femme qui réclame son corps. Tous ces détails mis ensemble nous posent des questions sur la nature de ses relations avec Jésus.

L’histoire de Jean continue. Dans ce texte Jésus dit: «Marie ! », elle se retourne, le reconnaît et s’écrit: « Rabbouni!» (« Mon maitre chéri!»). Ce titre, dans cette forme, a une connotation de tendresse, d’intimité et de complicité. Essayons d’imaginer ce qui se passe ensuite. Jésus dit simplement: « Ne me touche pas ! »; cela est mieux traduit par: «Ne me serre pas ! ». De toute évidence, MM s’est précipitée pour embrasser cet homme. Or, dans la société juive, jamais une femme ne touche ni n’embrasse un homme, à moins d’être mariée avec lui et même dans ce cas, ces gestes d’affection ne sont donnés que dans l’intimité de la maison. Lorsqu’on lit ces textes dans cette nouvelle perspective, ils acquièrent tout de suite dans notre esprit un nouveau sens et des nouvelles possibilités.

Si nous nous transférons pour un moment dans l’évangile de Luc, nous trouverons l’anecdote de Marie et de Marthe qui vivent dans un village et qui reçoivent Jésus dans leur maison (Lc 10, 38 et sv.). Jean aussi mentionne ces deux sœurs et il nous informe qu’elles habitaient dans le village de Béthanie et qu’elles avaient un frère qui s’appelait Lazare (Jn 11,1). Jean identifie cette Marie avec «celle qui avait oint le Seigneur d’une huile parfumée et qui lui avait essuyé les pieds avec ses cheveux» (Jn 11,2). Il est intéressant de remarquer que Jean ne raconte ce tendre épisode qu’au chapitre 12, verset 3, même s’il le cite déjà à l’avance au chapitre 11 de son évangile.

Marc aussi a un récit semblable à propos d’une femme de Béthanie qui a oint Jésus avec un parfum de «nard pur et précieux». Marc ne nomme pas cette femme. Mais Jésus dit que, par ce geste, elle a accompli quelque chose de bien à son égard (Mc 14,6). Pour Marc et Jean l’action de Marie semble être un geste de tendresse et d’amour tout à fait honnête et normal dans les circonstances. Il n’y dans les textes aucun indice qui puisse autoriser une interprétation différente. Luc raconte une anecdote similaire, mais il parle d’une femme de la ville qu’il qualifie de «pécheresse» (Luc 7, 36-41). Au premier siècle ce qualificatif servait à designer une prostituée. Dans ce récit, les détracteurs de Jésus font la remarque suivante: «Si cet homme était un prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu’elle est: une pécheresse».
  
Luc n’identifie pas cette femme avec Marie, la sœur de Marthe, comme le fait l’évangile de Jean. Mais lorsqu’il raconte l’histoire de la visite de Jésus chez Marie et Marthe, il nous précise des détails intéressants. Jésus est un invité, Marthe est entièrement prise par les besognes domestiques et la préparation du repas, tandis que Marie est assise aux pieds de Jésus et s’extasie à l’écouter parler. Marthe s’approche d’eux et elle demande à Jésus qu’il dise à Marie de venir l’aider. Quelle pouvait bien être la relation entre Jésus, un invité, et Marie, la sœur de Marthe, pour que cette dernière présume que Jésus ait assez d’autorité sur Marie pour qu’elle fasse ce qu’il lui commande ? Dans la société juive de l’époque, ce genre d’autorité existait seulement dans une relation conjugale. Si, dans la réalité, on pouvait identifier cette Marie avec MM, comme le pensent beaucoup d’exégètes, la tendresse exprimée par le parfum versé sur la tête de Jésus, l’intimité manifestée par le jeu et la danse des cheveux et des baisers sur ses pieds, auraient été des gestes envers Jésus posés par MM. Or dans la mentalité juive du temps, ces gestes sont possibles et admissibles seulement si la femme qui les pose a un statut social bien déterminé: soit MM était l’épouse de Jésus, soit il s’agissait d’une prostituée.

Jean et Marc qui racontent cet épisode, le traitent avec beaucoup de respect et ils ne voient dans ce qui se passe rien ni de répréhensible ni d’inapproprié, mais bien plutôt comme un moment de belle intimité à l’intérieur d’un cercle d’amis. Luc, par contre, traite cet épisode comme si la femme était une prostituée. En même temps Luc traite Marie, la sœur de Marthe d’une façon très positive et il n’identifie pas cette Marie avec la femme «publique» qui était une «pécheresse». En réalité, la femme publique de Luc n’a pas de nom.

Serait-il possible que nous trouvions dans l’évangile de Luc les premiers indices d’une volonté établie d’éloigner MM de la vie de Jésus par le recours à la diffamation de celle-ci ? Alors que grandit en importance le rôle de Marie, la mère de Jésus, qui devient, lentement mais inexorablement, la figure féminine centrale de l’histoire chrétienne ?

Que signifie le nom Marie de Magdala ? Selon l’interprétation la plus commune, Marie est appelée ainsi parce qu’elle était originaire de la ville de Magdala. Toutefois, on n’a jamais pu identifier une ville qui aurait porté ce nom. Un savant a avancé l’hypothèse que Marc aurait créé le nom «Madeleine» à partir du mot hébreu «magdad», qui signifie «grand», «grande». Si cette suggestion est exacte, à l’origine le nom de Marie Madeleine aurait signifié «Marie, la grande » ou «la grande Marie». Si cette Marie est la grande, la principale, et si la mère de Jésus est la Marie secondaire, on peut se demander quelle a pu être la relation de Madeleine avec Jésus ? N’est-ce pas le statut d’épouse, le seul et unique rôle féminin qui serait supérieur en importance au rôle de la mère, dans la vie d’un homme ?  

Il va sans dire que les données avancées ici ne sont pas concluantes. Elles accumulent cependant des arguments non négligeables en faveur du fait que Jésus ait pu être un homme marié; que Marie Madeleine ait pu être son épouse, étant donné la place de relief qu’elle tient, en tant que femme, dans les récits évangéliques; que tous les souvenirs, les faits et les traces se rapportant à cette relation matrimoniale ont été systématiquement supprimés avant la rédaction des évangiles canoniques par les autorités ecclésiastiques. Tout, cependant, n’a pas pu être effacé. Des bribes et des indices éparpillés de cette information primitive sur l’état marié de Jésus sont restés dans les évangiles, repérables par ceux qui ont la perspicacité suffisante pour les chercher.

Un dernier argument en faveur de cette hypothèse pourrait être déduit de la façon dont MM a été traitée dans l’histoire du christianisme. Dans les évangiles, il n’existe aucune preuve que MM fût une prostituée. Luc, qui semble être l’évangéliste le plus enclin à ternir la réputation de MM, dit qu’elle était la femme de laquelle Jésus avait chassé sept démons (Lc 8,2); cependant cette tradition n’est corroborée par aucun autre évangile. Luc nous réfère bien l’histoire d’une pécheresse qui entre oindre Jésus dans la maison d’un pharisien de Béthanie, mais il ne l’identifie point avec la femme qui s’appelle Marie. Il est vrai que Jean nous dit que cette femme était, en fait, Marie; il spécifie cependant que cet épisode s’est déroulé dans la maison de Marie, en compagnie de sa sœur Marthe et de son frère Lazare. Lorsque Jean raconte cette histoire, il n’y décèle aucune attitude indécente. Luc non plus d’ailleurs, ne trouve rien de mal dans la belle amitié de Jésus avec les deux sœurs Marie et Marthe.

À la fin du premier siècle apparut un urgent besoin d’éliminer MM, cette femme en chair et en os qui, avec toute la densité et le charme humain de sa féminité, fut toujours au côté de Jésus, autant dans sa vie que dans sa mort, pour la remplacer avec la figure d’une femme asexuée: la vierge mère. L’étude de l’histoire nous prouve que ce remplacement a été obtenu en présentant MM comme une prostituée et en salissant ainsi sa mémoire.

Il est légitime de se poser les questions suivantes: Pourquoi MM est devenue une si grave menace pour l’Église ? Pourquoi éprouvons-nous immanquablement une sensation de malaise, d’inconfort et même de révolte seulement à débattre l’hypothèse que Jésus aurait pu être un homme marié ? J’ose avancer l’idée que, d’une façon inconsciente et dans une mesure supérieure à ce que nous pouvons imaginer, nous sommes tous victimes de l’hostilité, de la négativité et des préjugés inventés envers les femmes au cours de l’histoire et qui ont été un des beaux «cadeaux» que l’Église chrétienne a fait au monde. Cette attitude malveillante envers le sexe féminin est tellement chronique que nous continuons aujourd’hui encore à considérer le mariage comme un état de vie déficient et imparfait, et à fonctionner à partir d’une compréhension de la femme définie comme source de tentation, de chute et de péché pour les hommes qui eux, tout compte fait, sont fondamentalement corrects et vertueux. C’est uniquement parce que nous sommes toujours esclaves de cette attitude, que nous réagissons avec horreur et négativisme à la seule idée que Jésus aurait pu être un homme marié, même si cette possibilité ne constitue aucun obstacle à sa parfaite humanité et à sa complète divinité.

Ces attitudes négatives vis-à-vis des femmes se sont infiltrées dans l’histoire chrétienne au début du 2e siècle. Je pense que la sur-exaltation de la figure de la «Vierge Marie» a été le véhicule principal par lequel tous ces préjugés négatifs et culpabilisants sur les femmes ont été transportés au sein du christianisme. Les femmes ont été les grandes victimes de cette tradition «mariale»; et aujourd’hui encore les églises chrétiennes ont beaucoup de difficulté à se libérer de ce stéréotype ancien. Je suis convaincu que ce cliché ancien finira un jour par être dépassé, au fur et à mesure que se formera une conscience et un jugement plus éclairé et plus critique chez les chrétiens. Lorsque cette nouvelle conscience surgira, la figure de la Vierge Marie apparaîtra avec évidence comme une «composition» idéologique inventée par les hommes d’Église et imposée par eux; et il sera alors possible de débattre plus sereinement l’idée que Jésus ait pu être un homme marié.

Comme je chercherai à le démontrer dans une étude ultérieure, la figure de la «vierge» a été utilisée comme une arme masculine pour réprimer les femmes, en les définissant, au nom d’un Dieu masculin appelé Père, comme étant moins humaines que les hommes, comme étant la cause de tentations, la source de pulsions louches et d’un désir sexuel que l’on croyait mauvais et donc comme des créatures coupables et condamnables du seul fait d’être des femmes. Je suis convaincu que si nous voulons que le christianisme puisse vivre avec une nouvelle vigueur au XXIe siècle, il va falloir démolir l’image féminine négative qui s’est construite sur la figure de la vierge. Pour cela, il sera nécessaire de défier ouvertement et de dénoncer sans hésitation les éléments destructifs qui composent le portrait de la Vierge Mère; portrait qui a été le cadeau (empoisonné?) que les récits évangéliques de la nativité de Jésus ont fait à l’histoire de la pensée chrétienne.»  

(Traduction libre faite par Bruno Mori du chapitre 13 du livre de John Shelby Spong, Born of a Woman , 1992)


NOTE DU TRADUCTEUR :

Jésus de Nazareth était un juif qui, au début du premier siècle de notre ère, a été l’initiateur d’un important  renouveau spirituel au sein du judaïsme. Ce mouvement spirituel a connu un grand succès et, dépassant les limites de la Palestine, il s’est répandu à travers les pays de la Méditerranée, jusqu'à devenir, en l’an 313, la religion officielle de l’Empire Romain.


Puisque les sources historiques ne nous ont laissé presque aucune information fiable ni sur la personne historique de Jésus, ni sur les faits de sa vie réelle, tout ce que nous pouvons affirmer de lui ne sont que des spéculations déduites des connaissances générales que nous avons de son milieu de vie: la religion, la culture, les coutumes, les mœurs, les croyances, les traditions des juifs de son époque. Or, si nous tenons compte de tout cela, les probabilités que Jésus fût un homme marié dépassent grandement la supposition contraire. Pour dire cela autrement: à l’état de nos connaissances actuelles et tout considéré, un Jésus marié a plus de chances d’être conforme à la réalité historique qu’un Jésus célibataire.

BM