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vendredi 1 mai 2020

LE CORONAVIRUs ET LA FIN D’UNE ÉPOQUE OU D’UNE CIVILISATION



 Par Castor M.M. Bartolomé Ruiz, traduit du portugais par Bruno Mori

Cet article est écrit par Castor M.M. Bartolomé Ruiz, docteur en philosophie, professeur titulaire du programme d'études supérieures en philosophie à Unisinos, coordinateur de la chaire Unesco-Unisinos pour les Droits de l'Homme et la Violence, le Gouvernement et la Gouvernance, et coordinateur du groupe de recherche CNPQ sur Éthique, Biopolitique et Altérité.

Selon cet auteur, la pandémie du coronavirus a mis à nu, d’une façon brutale, les faussetés contenues dans le discours de l'homo economicus[1] qui sont enseignées et diffusées comme des dogmes du modèle de vie néolibéral. Parmi les différents principes de l'homo economicus déconstruits de façon vertigineuse par cette pandémie, Ruiz souligne la réduction de la vie à la valeur économique ; le déni du publique et du commun ; l'individu comme valeur absolue et la réduction de l'altérité de l'autre à la logique utilitariste de l'intérêt personnel.

Pour l'auteur,« la pandémie met en crise notre modèle de civilisation. Pour cette raison, c'est peut-être l'une des rares occasions qui se présente actuellement à l'humanité pour réfléchir sérieusement à la nécessité de modifier structurellement et culturellement le modèle actuel du capitalisme prédateur et égocentrique. »
  
 Voici l'article.

La pandémie de coronavirus est en train de mettre l'humanité face à des nombreux défis. Nous assistons, peut-être, en ce moment à une crise de civilisation qui ébranle les fondements structurels et culturels construits par le capitalisme au cours des quatre derniers siècles. Pendant de nombreuses décennies, parmi les différents courants de la pensée critique, des voix se sont levées pour nous mettre en garde contre la non-durabilité, à moyen et long terme, de ce modèle de civilisation basé sur l'accumulation indéfinie, entre les mains de quelques ploutocrates, des richesses acquises à travers une prédation continuelle et insensée des ressource naturelles de la Planète. Ce modèle impose le culte de l'homo economicus comme une sorte de nouvelle religion naturelle. La culture de l'homo economicus, beaucoup plus qu'un projet économique ou politique, est devenue une façon d’être du sujet humain, par laquelle les générations actuelles rendent universelle et globale cette culture de la marchandisation de la vie et attribuent une valeur économique à tout ce qui existe.

L'arrivée de la pandémie, en tant qu’événement imprévu et mortellement menaçant, a dépouillé le discours de l'homo economicus de l’intense couverture médiatique dont il disposait en le présentant comme une évidence ou une vérité naturelle.

La pandémie du coronavirus a mis à nu, d’une façon brutale, les faussetés contenues dans le discours de l'homo economicus qui sont enseignées et diffusées comme des dogmes ou des évidences par le modèle néolibéral. Cette crise pandémique s’est abattue comme une foudre sur certains principes des stratégies biopolitiques utilisées dans la gestion économique de la vie sur la planète. D'autre part, l'imprévisibilité de la pandémie ouvre une nouvelle ère presque messianique, dans laquelle, tout à coup, tout ce qui était stable et solide part en fumée, laissant la place à de nouvelles opportunités et à de nouvelles façons de penser notre manière de vivre et d’entrevoir le futur du monde. La nouveauté, qui est toujours à venir, dépend, dans un premier temps, de notre capacité à nous débarrasser des contenus des vieilles outres qui empoisonnent la vie sur la planète.

Le discours de l'homo economicus s'est construit au cours du siècle dernier dans le cadre du libéralisme économique traditionnel, mais en y introduisant des changements importants. Des penseurs de relief, très influents, des politiques économiques actuelles, certains d'entre eux lauréats du prix Nobel d'économie, comme Milton Friedman, George Stigler, Friedrich von Hayek, Ludwig E. Von Mises, Gary Becker, ont construit la philosophie de l'homo economicus comme matrice culturelle et utopie idéologique qui a donné naissance aux principes économiques du soi-disant néolibéralisme. Ces penseurs ont eu et ont encore une influence décisive sur la plupart des modèles économiques et politiques mis en œuvre sur la planète depuis les années 1970. Beaucoup d'entre eux étaient professeurs et ont enseigné et publié à l'Université de Chicago où a été constitué le noyau principal de l’idéologie capitaliste. Ce n'est pas par hasard que de nombreux ministres et gestionnaires de l'économie mondiale, dont plusieurs ministres de l'économie au Brésil, comme l'actuel, sont diplômés de cette Université et ont importé dans leurs Pays la philosophie de l'homo economicus, comme étant une sorte de mission messianique pour le salut du monde.

Parmi les différents principes de l'homo economicus qui ont été démolis de façon presque immédiate par cette pandémie, on peut souligner:

1. La réduction de la vie à sa valeur économique.
2. Le déni du public et du commun.
3. L'individualisme comme valeur absolue et la réduction de l’autre à une logique utilitariste de l'intérêt économique qu’il représente pour celui capable de l’exploiter.
4. La réduction de la vie à l’économie.

La philosophie de l'homo economicus soutient que toutes les dimensions de la vie humaine peuvent et doivent être traduites en valeurs économiques. Pour ce modèele de comportement, tout ce que nous faisons doit être considéré comme un investissement économique qui permet d’extraire un revenu. La vie humaine est comprise comme une entreprise économique qui doit rentabiliser chacune de ses facettes, comme l’éducation, les affections, les amitiés, les compétences et tous les autres aspects de la vie. Tout cela doit être compris comme une opportunité d’affaires ou comme une possibilité d'obtenir un profit. La logique des relations humaines de l’homo economicus est constituée par le calcul utilitariste de leur rendement. La vie ne vaut que par les avantages ou les revenus que nous réussissons à en tirer. L'idéal est donc de nous transformer en des entrepreneurs de nous-mêmes et faire de notre vie une entreprise commerciale.

Le modèle de vie de l’homo economicus est donc d’être son propre entrepreneur : celui qui gère chaque événement de sa vie comme une occasion pour faire de l’argent. L'homo economicus vise l’utopie finale d’une marchandisation totale de la vie, autant la vie humaine, que de la vie de la planète. Pour celui-ci, tout est susceptible de devenir un objet de marché; et cette attitude constitue, pour lui, la meilleure manière de gérer sa vie.

 Les principes utilitaristes de l'homo economicus sont à l'origine des positions négationnistes d'un groupe de présidents et de gouverneurs, qui affirment que la pandémie n’est pas aussi grave que les dommage économiques qu’elle occasionne à la production et au commerce, à cause des mesures mises en place pour se protéger contre le virus.

À proprement parler, le déni de ces politiciens du danger de la pandémie pour la vie des personnes n’est pas du tout appuyé par de solides arguments médicaux ou épidémiologiques. L'argument principal pour nier le caractère létal de la pandémie consiste dans l’affirmation que celle-ci peut avoir un coût économique supérieur à la valeur des vies qui se perdront dans le cas où l’activité économique ralentisse ou s’arrête.

La politique négationniste de ces dirigeants découle de leur conviction, presque religieuse, que la valeur de la vie humaine doit être pondérée à travers l'équation coûts-avantages, tirée des principes de l'homo economicus. Selon cette logique, la mort d'un grand nombre de personnes est moralement justifiée par le plus grand bénéfice que nous obtiendrons en maintenant l'économie fonctionnelle. L'économie ne peut pas s'arrêter ! Cette maxime, répétée jusqu'à la nausée dans de nombreux pays, reflète l'un des principes de base de l'homo economicus: la valeur de la vie humaine est relative à son revenu et à son utilité économique.

La politique négationniste de la pandémie, que, jusqu'à présent, de nombreux responsables gouvernementaux continuent de soutenir, s’appuie sur les principes philosophiques de l'homo economicus, selon lesquels la vie humaine tient sa valeur du coût engendré par son entretien par les services de santé. Si la préservation des vies humaines a un coût économique supérieur à leur mort, le manager doit comprendre que le sacrifice de ces vies est un moindre mal nécessaire, afin que les autres puissent jouir d’une meilleure qualité de vie.

Ce sont ces hypothèses qui légitiment la thanatopolitique (=politique de mort) de l'homo economicus en tant que politique de résultats efficaces. La biopolitique de la gestion productive de la vie, typique du néolibéralisme, est devenue une thanatopolitique sans scrupules, légitimée par le principe des résultats économiques. La pandémie a révélé l'immoralité honteuse contenue dans le discours de l'homo economicus qui, à travers ses innombrables prédicateurs, propose le sacrifice calculé de milliers de vies humaines, afin que le produit intérieur brut (PIB) puisse se maintenir.

La pandémie a montré comment la philosophie de l'homo economicus met la vie humaine au service de l'économie, c'est-à-dire de la rentabilité des entreprises et non l'inverse, légitimant même la thanatopolitique comme une gestion efficace des ressources les plus essentielles.

Parallèlement, la pandémie, en plus de démasquer l'hypocrisie morale contenue dans les arguments de l'homo economicus, a montré l'inutilité de ses principes face à l'avancée inexorable de la contamination à grande échelle et à la croissance continuelle des décès dans tous les pays et régions qui ont adopté le négationnisme comme principe et l'économie comme une fin en elle-même. En pratique, beaucoup de ces dirigeants, comme Boris Johnson, premier ministre d'Angleterre, ont dû ravaler leur discours antérieur et renier leurs convictions lorsqu’ils ont été eux-mêmes hospitalisés dans un état grave à cause du coronavirus.

2. Déni du public et du commun

L'homo economicus considère que la dimension publique de la vie humaine, ainsi que ses formes communautaires d'organisation, sont une invention idéologique du socialisme. À son avis, elles ne sont d’aucune utilité dans la gestion des affaires et constituent un poids économique déficitaire. Enfin, autant la dimension publique que la dimension communautaire sont considérées comme une aberration contre la nature de l'économie et des relations sociales. La philosophie de l'homo economicus pense, par exemple, que la santé, l'éducation, l'alimentation, etc., ne devraient pas être considérées comme des droits humains ou comme des droits fondamentaux. Ces aspects, comme tous les autres aspects de la vie humaine, doivent entrer dans la logique du marché et être gérés par la rationalité du profit, qui permettra une meilleure gestion, en évitant le gaspillage du denier public. D’après la logique de l'homo economicus, il est nécessaire de privatiser toutes les formes de l’activité communautaire et tout ce qui est public doit être démantelé et réduit à son expression minimale, laissant à l’initiative privée la tâche de tout gérer.

L’homo economicus a une foi aveugle dans les aptitudes entrepreneuriales naturelles de l'individu, dans ses motivations à poursuivre ses intérêts personnels, ainsi que dans son habilité et sa préoccupation à maximiser les profits ; ces attitudes sont pour lui le moteur naturel qui stimule et gère efficacement toutes les sphères de la vie publique et sociale. Rien ne devrait donc entraver la course de l’homo economicus vers des profits toujours plus consistants. La vraie liberté est la liberté des affaires.

Pour l'homo economicus, la santé est l'un de ces domaines de la vie humaine qui doit être exclusivement régi par la logique de l'intérêt particulier et laissé donc à l'initiative privée. Selon cette logique, chacun doit prendre soin de sa santé comme un investissement sur soi-même, et pour cela il doit investir dans l’assurance santé. La santé n'est pas un droit, mais une marchandise. À son tour, la gestion de la santé doit suivre la logique du marché. Celui qui peut payer, en obtiendra les avantages; et celui qui ne peut pas payer, ne peut pas exiger d’avoir ce qu'il n’est pas capable d’obtenir pour lui-même.

Or, la pandémie actuelle a frappé comme une foudre sur ces axiomes de l'homo economicus. La pandémie a montré l'inefficacité de l'initiative privée à faire face, d’une façon globale et à grande échelle, à un problème de santé publique aussi complexe.

Certaines minorités privilégiées, qui ont de bons plans de santé, se sentent protégées individuellement, tout en pensant que l'abandon de ceux qui n'ont pas les moyens de se soigner est une conséquence naturelle de la libre concurrence que nous ne devons pas empêcher. Mais cette attitude égoïste fait toucher du doigt la stupidité d’un système économique borné au point d’être incapable de comprendre l'inefficacité de l'individualisme face à la pandémie. Il ne suffit pas que certains aient un plan de santé qui les assure contre les maladies, la pandémie affecte tout le monde alors que tout le monde n'est pas en mesure d'y faire face collectivement. Par une ironie du destin, ou par le destin de la pandémie, dans de nombreux endroits, comme au Brésil, le premier foyer de la pandémie a été enregistré parmi les élites plus riches, car ce sont les riches qui ont voyagé en avion vers des pays infectés comme la Chine, l'Italie, et qui sont devenus les premières cibles de la pandémie et les principaux vecteurs de contamination.

La pandémie est en train de nous faire comprendre que ce n'est que collectivement que nous serons capables de faire face aux problèmes et défis mondiaux.

À cette fin, seul un bon service de santé publique peut arrêter les effets de la pandémie à grande échelle. Par conséquent, il est paradoxal de voir comment, soudainement, de nombreux dirigeants mondiaux du néolibéralisme sont devenus de grands défenseurs du système de santé publique, à commencer par le Brésil. De nombreux gouvernements néolibéraux qui projetaient de démolir tout simplement le système de santé publique considéré comme une aberration idéologique, sont maintenant obligés, par la pandémie, à le soutenir et à le renforcer, comme étant la seule et la meilleure alternative possible, afin d’éviter une tragédie de décès à grande échelle.

La leçon morale et politique la plus paradoxale de cette pandémie a peut-être été donnée par le comportement du premier ministre anglais Boris Johnson qui, quittant l'hôpital, a remercié le système de santé publique qui lui a sauvé la vie. À ce moment, il a reconnu l’importance du système publique de santé et en a fait les éloges. Peut-être n'a-t-il pas osé ajouter que plusieurs des infirmières qui l'avaient soigné faisaient partie de ces étrangères immigrées que sa politique cherchait à expulser par la force.

C’est ainsi que, soudainement, au cours de cette pandémie, nous réalisons tous l’importance du public et du communautaire, comme étant la seule ou la meilleure alternative pour faire face à cette menace globale. Parallèlement, nous voyons comment les principaux apôtres de l'homo economicus abandonnent leurs croyances dogmatiques néolibérales et adoptent, comme unique solution possible en temps de pandémie, le renforcement des services de santé publique et les formes communautaires de lutte et de prévention.

Mais la pandémie a également montré la fausseté de nombreux autres principes économiques contenus dans l’idéologie de l'homo economicus, lorsque nous observons actuellement des dirigeants néolibéraux injecter de l'argent public en quantités gigantesques, comme jamais auparavant dans l'histoire de l'humanité, pour renforcer les entreprises privées.

En d'autres termes, alors qu'en période de boom économique, la libre initiative est invoquée comme source de profits pour les entreprises privées, en temps de crise, ce principe du marché néolibéral est laissé de côté et on en appelle à l’argent public comme à l’unique solution capable d'aider les soi-disant tissu productif.

En période de pandémie, comme dans d'autres crises majeures, on affirme que les entreprises aussi constituent un patrimoine communautaire et qu’elles remplissent une fonction sociale qu’on ne peut pas laisser mourir. Du coup, en période de pandémie, comme dans d'autres crises majeures, la doctrine du libéralisme économique est abandonnée et les appels à l'aide publique deviennent la seule solution envisageable.

De la même façon, les gouvernements néolibéraux, totalement opposés aux politiques sociales, car ils les considéraient comme une négation des principes fondateurs de la libre entreprise de l'homo economicus, ont même décidé de mettre en place une sorte de « revenu universel minimum » pour tous ceux qui ne peuvent même plus avoir le minimum nécessaire pour survivre en période de pandémie. Le revenu minimum universel est l'une des revendications les plus importantes des dernières décennies, proposé par les mouvements sociaux comme une alternative solidaire contre l'exclusion sociale. Jusqu'à présent, il était considéré comme une initiative à caractère socialiste et inacceptable par les principes néolibéraux. Une fois de plus, la pandémie dépouille non seulement l'homo economicus de ses vêtements fallacieux, mais elle montre la viabilité d'alternatives politiques à caractère solidaire, lorsqu'il y a une réelle volonté politique.

3. L'individu comme valeur absolue et la réduction de l'altérité de l'autre à la logique utilitariste de l'intérêt personnel

Un troisième aspect de l’idéologie de l'homo economicus, que cette pandémie a révélé comme faux, est l’axiome de la primauté absolue de l’individu et de l’intérêt individuel ; la relation avec l'autre étant un dédoublement utilitariste de d'intérêt économique de l’individu. Ce principe anthropologique de l'homo economicus a bâti la culture actuelle de l'individualisme considéré comme étant une manière normale d'exister. L'individualisme de l'homo economicus proclame que la nature humaine est essentiellement motivée par l'impulsion de l'intérêt personnel qui nous amènerait inévitablement à comprendre l'autre comme un appendice utile pour ma survie.

Cette forme de subjectivation individualiste a pénétré d’une façon invasive dans presque toutes les dimensions de la vie humaine de nos sociétés contemporaines, au point que nous considérons cette vision de l'individu comme tout à fait normale, même par rapport à nous-mêmes. Nous nous percevons, tout d'abord, comme des individus uniques, et les autres comme des satellites plus ou moins nécessaires à notre bien-être. Cette culture individualiste a pénétré le cœur de l'âme contemporaine, nous empêchant de comprendre qu'une autre forme de subjectivation est possible, autre que l'individualisme.

L'individualisme prôné par le modèle de l'homo economicus soutient que chaque individu doit avoir la capacité de résoudre individuellement ses problèmes. C'est la capacité individuelle qui rend possible l'ascension sociale. L'autre est toujours une opportunité qui se présente à l'intérêt individuel. De cette façon, l'autre est quelqu'un dont je peux profiter, ou quelqu'un dont je peux bénéficier. En tout cas, dans la relation avec l'autre, il y a toujours une dimension de calcul utilitaire. En fin de compte, l'individu est seul responsable de lui-même et de tout ce qu'il parvient à être. De même, la société est le résultat de décisions individuelles. La maximisation du progrès économique et social est obtenue, à son tour, par l'équilibre naturel des égoïsmes individuels.

 Il y a longtemps que philosophes et penseurs ont dénoncé l’absurdité et la déraison de l’individualisme de notre culture. Ses auteurs nous ont fait comprendre que l'individualité que chacun pense posséder n’est, en réalité, que le résultat d’un réseau complexe de relations avec les autres, que nous avons entretenues et entretenons tout au long de notre existence. Il n'y a pas d'individu indépendant et indivisible ! Nous sommes le résultat de nos interactions. Nous nous sommes constitués à travers un processus de subjectivation dans lequel les autres ont joué un rôle déterminant et essentiel. Le processus de subjectivation du soi humain n'est possible que par la relation avec les autres. L'autre n'est pas un appendice du moi, comme le pense l'individualisme. L'autre constitue mon être. L’autre me constitue comme individu et comme personne. L'autre est une condition nécessaire pour que je puisse être ce que je suis. L’autre reste en moi, comme une partie de ce que je suis. En chacun de nous, il existe une partie du père, de la mère, des frères, des amis, des enseignants, des relations et des amours qui nous ont motivés et fait vivre tout au long de notre existence. Notre moi est un vrai kaléidoscope de relations qui s’est formé de manière complexe, tout au long du processus de notre subjectivation.

La pandémie est en train de mettre en crise notre modèle de civilisation.

La pandémie a donc anéanti une grande partie des doctrines et des convictions propres à l'individualisme de l'homo economicus. La pandémie nous a fait comprendre que nous sommes absolument interdépendants les uns des autres et que le comportement individuel a un impact immédiat sur les autres. En ces temps de pandémie, nous vivons une interdépendance à l'échelle planétaire qui n'a jamais été connue ni expérimentée auparavant. On pourrait dire que la pandémie nous a montré que la fraternité est bien plus qu'un idéal éthique, mais qu’elle constitue une dimension anthropologique en vertu de laquelle nous sommes inexorablement interconnectés.

Cette interdépendance a de nombreux visages. Le premier montre que les attitudes individualistes, comme solution égocentrique à un problème mondial, sont absolument inefficaces. Personne ne peut résoudre tout seul le problème de la pandémie. On ne peut lutter contre la pandémie que collectivement et de manière communautaire. La dimension communautaire est essentielle pour sortir de la pandémie actuelle. La pandémie actuelle nous a fait réaliser que l’individualisme, comme attitude humaine, culturelle et sociale, est totalement inefficace et inutile en situation de crise humanitaire globale.

Un deuxième aspect de l'interdépendance radicale que nous avons les uns avec les autres, apparaît dans les conséquences immédiates et à grande échelle de nos actions personnelles. Un événement survenu dans une région reculée de la Chine centrale, en quelques mois, a plongé la planète entière dans une crise sans précédent.

De la même façon, mon attitude personnelle vis-à-vis de la pandémie n’affecte pas seulement ma personne, mais mon comportement peut contribuer à faire vivre ou à faire mourir d’autres autour de moi. La pandémie nous renvoie donc à notre coresponsabilité et à notre interdépendance radicale.


Nous sommes confrontés à un moment unique, à un moment opportun, pour mettre en œuvre des changements radicaux dans notre mode de vie

La maxime de la pandémie : prendre soin de soi pour mieux prendre soin des autres, est à l’extrême opposé du dogme de l'homo economicus : prends soin de toi, en profitant des autres.

En temps de pandémie, personne ne peut penser s’en tirer en prenant uniquement soin de lui-même, car chacun de nous dépend du comportement des autres. La pandémie a mis en évidence le principe de responsabilité collective que nous avons tous par rapport aux autres.

La pandémie met en crise notre modèle de civilisation. Par conséquent, elle constitue, peut-être, l’une des rares opportunités qui se présentent à l'humanité pour réfléchir sur la nécessité de modifier structurellement et culturellement le modèle actuel du capitalisme prédateur et égocentrique. Tout indique que si nous ne sommes pas en mesure de changer à court terme ce modèle insoutenable d'utilitarisme thanatopolitique, de nouvelles et de plus grandes crises arriveront, et cette fois de nature écologique, auxquelles nous ne pourrons peut-être pas donner une réponse aussi efficace.

Nous sommes donc confrontés à un moment unique, à un moment opportun, pour mettre en œuvre des changements radicaux dans notre mode de vie. C'est le moment de recycler les vieilles outres qui nient la valeur de la vie et de penser à la responsabilité collective des nouvelles formes de vie.

Par Castor M.M. Bartolomé Ruiz, traduit du portugais par Bruno Mori
Dans:


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[1] L’expression «homo economicus », dont il est question dans cet article, est prendre dans le sens de l’individu qui ne vit que pour faire de l’argent et que pour accumuler du capital ; et cela par tous les moyens à sa disposition et indépendamment de la norme éthique.