(Mt 18,21-35 – 24e dim.ord. A -
2017)
A
partir de ce texte de l’évangile de Matthieu, je propose ici une réflexion sur
le pardon qui s’écarte un peu de ce que les fidèles catholiques sont habitués à
entendre à l’église, mais qui peut les aider à mieux comprendre qui est le Dieu
de Jésus de Nazareth et à mieux accepter l’urgence de s’insérer dans son projet
de renouveau universel.
La
doctrine catholique, à cause du dogme du péché originel, a été contaminée par
la croyance en la culpabilité foncière et universelle des humains, considérés
comme des êtres fondamentalement mauvais et transgresseurs. Cela a eu comme
conséquence que l’enseignement officiel de l’Église qui s’exprime dans les
textes liturgiques, les formules de la spiritualité et de la piété chrétienne
(prières, dévotions, etc.) a fait naître chez les chrétiens la conviction de
n’être que des créatures déchues et des misérables pécheurs qui ne peuvent que
s’humilier et ramper devant un Dieu offensé et enragé, dans l’espoir d’obtenir
sa pitié et son pardon.
En
tant que chrétiens, nous avons donc été formés à penser que, puisque, au
départ, nous sommes mauvais et coupables, il est nécessaire, pour être sauvés,
de demander et d’obtenir le pardon de Dieu, lequel, étant bon et miséricordieux,
nous l’accorde presque toujours. Cette façon de procéder nous paraît tout à
fait normale et surtout tout à fait conforme à la vérité de ce que nous sommes
et de ce que Dieu est lui-même. [1]
Eh
bien non ! Au risque de surprendre plusieurs pieux chrétiens, je dois affirmer que
cette histoire de pardon que Dieu est supposé accorder au pécheur repenti est loin de
correspondre à la vérité.
Laissons
de côté, pour le moment, le mythe biblique de la faute d'Adam et Ève qui, à
partir du Ve siècle de notre ère, a donné origine aux délires
théologiques de St Augustin d’Hippone sur le péché originel, auquel plus
personne ne croit aujourd’hui, même pas le pape.
Concentrons-nous
sur la question du pardon de Dieu. Peut-on dire que Dieu pardonne ? Rien n’est
moins sûr. Nous pouvons attribuer à Dieu la capacité de pardonner, seulement si
nous nous avons une conception anthropomorphique de Dieu; un Dieu, construit à
notre image et ressemblance et donc imaginé fonctionner à la façon de l’homme.
Ce qui signifie, en d’autres mots, transposer en Dieu la façon humaine de
penser, de sentir, d’agir, et de réagir, de changer, de s’altérer. Et c’est
malheureusement ce que la religion a fait au cours de l’histoire, en nous concoctant
un Dieu moulé sur les comportements de l’homme. Et c’est pour cette raison
qu’aujourd’hui, pour une grande partie des gens instruits de la modernité, ce Dieu
de la religion est devenu une entité inacceptable, ne passant plus la preuve du
bon sens et de la rationalité.
Mais
revenons au pardon et voyons pourquoi il est impossible d’attribuer à Dieu
l’action de pardonner. Le pardon est essentiellement le résultat d’une
modification et d’un changement d’attitude survenus à l’intérieur de la
personne qui pardonne. Les dynamiques du pardon sont bien connues. Elles
comportent deux volets ou deux étapes. Le pardon suppose, premièrement,
l’existence d’un individu capable de s’altérer et donc vulnérable, auquel on
peut faire du mal, lui faire subir un tort, lui infliger des blessures et des
pertes qui lui procurent de la souffrance et qui font surgir en lui les
réactions et les altérations du ressentiment, de la colère, de la haine et de
la vengeance.
Le
deuxième volet suppose que, ce même individu, déjà perturbé et changé
intérieurement par l’offense reçue, l’agressivité et la haine ressenties, est à
nouveau transformé et changé en profondeur par l’apparition en lui de la bonté,
de la bienveillance et de l’amour, sentiments qu’il offre, comme un don gratuit à celui qui l’a offensé, à
travers justement la démarche du par-don.
Ici donc, l’individu qui pardonne passe de l’état de rage et de haine, à l’état
d’indulgence, de bienveillance, d’amabilité, de réconciliation qui renonce à
toute vengeance et ne désire plus que faire la paix et vivre en paix avec celui
qui avait été son ennemi.
Or
ce processus d’altération et de changement intérieur est ontologiquement
impossible en Dieu qui, par définition, est toujours identique à lui-même. Dieu
Est et il ne peut pas devenir. Il ne peut pas changer, s’altérer et donc passer
d'un état à un autre. Il ne peut pas, non plus, être affecté de l’extérieur par
quelque chose qui existerait en dehors de lui. Car rien n’existe en dehors de
Dieu. Il est en effet l’être de toutes choses ; l’âme de l’Univers ; l’Énergie
de fond originelle et le Mystère suprême qui maintient toutes choses dans leur être
et dans leur existence. C’est donc un non-sens de dire que Dieu peut être
offensé ou mis en colère par notre méchanceté ou nos fautes. Il s'en suit alors
que Dieu ne peut pas pardonner, parce qu’il ne peut jamais être ou se sentir
offensé. Dieu ne peut pas être atteint ou affecté par le comportement de
l’homme. Il est le «Tout Autre» et le «Transcendent».
Il
y a aussi une autre raison qui rend incongru tout discours sur le pardon de
Dieu : le fait que Dieu n’est qu’Amour. En effet, autant les évangiles,
que les découvertes des sciences cosmologiques modernes, nous apprennent que la
Réalité Ultime appelée «Dieu », est essentiellement une Énergie d’attraction et
d’amour qui soutient et anime tout ce qui existe. De son côté, Jésus de
Nazareth a annoncé sans relâche que Dieu est un Être d’Amour et que tout amour
vient de Dieu ; que celui qui aime est en Dieu et vit en Dieu et que Dieu ne
sait faire et ne peut faire autre chose que d’aimer. La nature de Dieu c’est
d’être Amour. Donc Dieu ne peut qu’aimer, comme le soleil ne peut que briller
et réchauffer. Dieu n’est qu’amour ; c’est donc un non-sens que de penser que Dieu puisse aussi et en même
temps être rancune, ressentiment, hostilité, colère, agressivité, volonté de
condamnation, désir de châtiment et de punition envers le pécheur.
Pour
Jésus, Dieu est et reste Amour, autant lorsque nous sommes bons que lorsque
nous sommes méchants ; lorsque nous sommes innocents, que lorsque nous sommes coupables
; lorsque nous sommes justes et en règle, que lorsque nous nous sommes transgresseurs
; lorsque nous sommes saints, que lorsque nous sommes pécheurs et délinquants.
Quoi que nous fassions de bon ou de mauvais, nous sommes toujours exposés aux
rayons de son amour. Son amour est antérieur et postérieur à nos fautes. Son
amour est toujours existant, toujours présent, toujours assuré, quoi que nous
fassions de bon et de mal. Dieu ne peut donc pas nous pardonner, car jamais
nous n’avons été séparés de son amour. Dieu ne peut nous pardonner, car il ne
peut pas nous rétablir dans un amour qu’il ne nous a jamais enlevé et duquel
nous ne sommes jamais sortis.
Par
conséquent, un discours sur Dieu qui exprimerait des attentes de notre part sur
ce que Dieu pourrait ou ne pourrait pas nous donner, est une absurdité. Quoi
que la théologie catholique puisse affirmer, Jésus n’est pas venu nous sauver,
mais nous annoncer (et c’est cela sa bonne
nouvelle !) que nous sommes tous déjà sauvés, car tous, depuis toujours,
déjà plongés dans les profondeurs de l’Amour de Dieu.
Le
pardon de Dieu, que nous avons l’impression de recevoir et d’expérimenter dans
notre âme et notre dans cœur, après une démarche ou un parcours de conversion,
n’est pas le résultat d’une intervention de Dieu, mais plutôt le fruit de notre
changement intérieur ou de notre «conversion» qui, en nous rapprochant de Dieu,
nous a rendu plus sensibles aux effets de sa présence et nous a fait découvrir,
qu’en réalité, nous avions toujours été exposés aux feux de son amour.
En
effet, lorsque, par notre conversion nous nous sommes débarrassés du voile de
nos fautes que nous avions tissé autour de notre existence, voile qui nous
faisait vivre dans le froid et l’obscurité et qui nous empêchait d’être exposés
au soleil de Dieu, nous nous sommes rendu compte que la lumière et la chaleur
de son amour avaient toujours été là pour nous, même lorsque nous vivions dans
la brume et la noirceur du mal et du péché.
Jésus
avait compris cela, et c’est pourquoi il annonçait à tous ceux qui voulaient
bien l’entendre, que Dieu est un Être d’amour qui ne fait pas de différences
entre les personnes. Il aime aussi bien les justes que les pécheurs. Il fait
pleuvoir et briller son soleil autant sur les bons que sur les méchants. Il a
soin autant de la brebis égarée, que de celles qui sont restées dans la
sécurité du bercail. Il est un Père qui prend à cœur autant le fils dissolu et
fêtard, que celui bien sage qui voit avec scrupule aux intérêts de la maison.
Jésus
avait compris que Amour est la seule énergie capable non seulement de maintenir
le monde dans l’existence, mais aussi de faire évoluer et progresser les
humains vers le plein accomplissement de leur nature. C’est pourquoi Jésus a
toujours cherché à être lui-même un homme d’amour et à incarner dans sa vie
cette posture amoureuse qu’il avait découverte comme étant la caractéristique
fondamentale du Dieu dans lequel il croyait.
C’est
pourquoi, Jésus rêvait d’un monde régi exclusivement par les dynamiques et les
règles de l’amour. Il rêvait d’un monde devenu une sorte de « Royaume de Dieu
», où l’amour qui est en Dieu régnait aussi dans le cœur de l’homme et, par l’homme,
dans le monde tout entier.
Jésus
cependant savait que son rêve aurait été entravé par les limites et les
imperfections de la nature humaine, toujours déficiente, fragile, défectueuse,
toujours en train de se construire, d’évoluer, de se perfectionner. Son rêve
d’un monde bâti à l’enseigne de l’amour devait donc faire les comptes avec un
être humain inaccompli, inachevé, dans lequel existent encore d’innombrables
défaillances et défectuosités, des zones obscures et des vides immenses que la
lumière et les forces de l’amour n’ont jamais colonisé de leur présence.
C’est
pour cela que l’être humain peut rater la rencontre avec les dynamiques de
l’amour. C’est pour cela que l’homme peut aller à contre-courant des forces
structurantes de l’attraction, de la relation affective, de la bienveillance et
de la communion qui soutiennent et font évoluer l’Univers. C’est pour cela que
l’homme peut adopter des attitudes et des comportements où l’amour est absent
et se transformer en un individu fermé sur lui-même ; et ouvrir ainsi la voie à
l’injustice, à l’exploitation, à la violence, qui mènent presque inévitablement
à la création de la spirale infernale du ressentiment, de l’agressivité de la
haine et de la vengeance.
Jésus
savait que, si les humains ne sont que cela ; s’ils ne cherchent pas à se
changer en des meilleures personnes ; s’ils ne font que succomber à leurs limites
; s’ils ne font que suivre les pulsions destructrices et aliénantes qu’ils
portent dans leur cœur, jamais il ne pourrait
réaliser son rêve d’un monde nouveau. Il savait que pour cela, il avait absolument
besoin d’humains capables de pardonner, c’est-à-dire capables de passer de la
haine à l’amour, du désir de faire le mal, à la volonté de faire le bien et incapables
de se réjouir du mal et de la souffrance de leurs ennemis. La possibilité de
l’homme de changer et donc de pardonner, constituait le seul espoir que Jésus
possédait de faire face efficacement aux obstacles qui bloquaient ou qui
ralentissaient la réalisation de ce monde plein d’amour dont il rêvait.
Pour
Jésus, le pardon devient alors une pièce essentielle et un pilier fondamental
dans la réalisation de son rêve de renouveau universel et de construction du Royaume de Dieu. Cela explique pourquoi
le pardon a une si grande place dans la prédication de prophète de Nazareth, au
point de devenir une caractéristique fondamentale de son message. Cela explique
aussi pourquoi, lorsque Jésus parle de pardon, il n’a jamais en vue le pardon
de Dieu, mais il se réfère presque exclusivement au pardon donné par les
hommes.
Pour
Jésus, les dynamiques du pardon qui font passer de la rupture à l’accord ; de
l’agressivité à la bienveillance ; de l’hostilité à l’amitié ; de la division à
la communion ; de la colère à la douceur ; de l’animosité à la sérénité ; du
désir de vengeance à la volonté de bien, de paix et de réconciliation ; de la
haine à l’amour… ne sont jamais des attitudes
qui concernent de Dieu, mais qui concernent les hommes. De sorte que, pour le
Nazaréen, le pardon n’est pas du tout une affaire de Dieu, mais exclusivement
une affaire d’hommes et entre les hommes. Car seulement le pardon que l’homme
est capable de donner à son semblable peut briser à la racine la spirale du mal
et de la violence. Car seul le pardon peut empêcher la haine de se développer
et de se propager dans le monde et de produire les fruits néfastes de
souffrance et de mort.
Jésus
avait compris que, pour rendre viable et réalisable son rêve d’un monde
meilleur, il fallait, avant tout, rendre les hommes meilleurs et donc capables
de plus d’amour. Pour cela il fallait les rendre plus sensibles à la nécessité
de se laisser toucher et envahir par la présence et la proximité de son Dieu,
en les exposant aux feux de son amour, qui devait désormais soutenir et
orienter aussi leur existence. Selon Jésus, c’est parce que l’amour de Dieu est
dans l’homme, que celui-ci devient capable d’aimer à la façon divine et de
placer alors tout le monde, bons et méchants, justes et pécheurs, amis et
ennemis, dans le courant de l’amour et de la détermination du pardon.
Et comme, pour Jésus,
l’amour de Dieu pour l’homme est sans limites, ainsi en est-il du pardon de
l’homme pour ses semblables. Le pardon humain doit être à la mesure de l’amour
divin. Car le pardon est la version humaine de l’amour qui est en Dieu. Il est
le don humain (par-don) par excellence.
C’est pour cela que que le pardon doit
être toujours donné. Non pas une
fois, non pas sept fois, mais, comme disait Jésus - sept fois soixante-dix-sept
fois. C'est-à-dire, toujours, continuellement, sans limites.
Tâche
ardue ! Tâche difficile ! Tâche qui paraît presque impossible et, souvent,
au-delà de nos capacités. Mais tâche indispensable, au moins comme programme de
vie, comme idéal de conduite, comme effort de pacification toujours repris et
toujours à reprendre, si nous tenons à vivre dans une société plus humaine et
sur une planète plus habitable.
Finalement,
comme il apparaît de ce texte d’évangiles que nous venons de lire (Mt,
18,21-35), Jésus de Nazareth avait raison de penser que seulement à travers le
pardon qu’ils seront capables de recevoir et d’accorder, les hommes échapperont
«aux mains du bourreau», se sauveront eux-mêmes et le monde qu’ils habitent.
Bruno Mori
[1][1] Le long de
son histoire, l’Église catholique a utilisé la culpabilité et la peur comme des
armes pour établir et fortifier son pouvoir et son emprise sur les consciences
des croyants. En forgeant et en proposant la fausse image d’un Dieu qui peut, certes,
pardonner; mais qui peut aussi et surtout être offensé, se fâcher, punir et
condamner au feu du purgatoire et aux flammes éternelles de l’enfer, l’Église a
volontairement entretenu et encouragé (auprès de ses ouailles rustres et
ignorantes) la foi en un Dieu justicier impitoyable, de la colère et de la
vengeance duquel elle pouvait cependant libérer et sauver les pécheurs qui
recourraient à elle pour demander le sacrement du pardon. Brillant et efficace système
d’assurer la dépendance et l’attachement inconditionnel et continuel de ses fidèles !
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