JÉSUS N’A FONDÉ
AUCUNE RELIGION
La théologie catholique affirme que Jésus est le fondateur de l'Église.
Cette affirmation semble cependant se baser davantage sur l’idéologie que sur
l’évidence historique. Les conclusions de l’exégèse historico-critique ainsi
que celles de nombreuses études sur les origines du christianisme éditées dans
la deuxième moitié du XXe siècle, sont unanimes à admettre que Jésus
de Nazareth n'a jamais voulu fonder ni une nouvelle “religion”, ni une nouvelle
organisation religieuse. Le fait que Jésus de Nazareth, à la suite de Jean le
Baptiste, ait été impliqué dans un mouvement apocalyptique qui croyait
imminente la fin des temps et la venue d’un Messie qui devait exercer le
jugement définitif sur l'humanité arrivée à son terme, empêche d'attribuer à
Jésus l’intention de vouloir commencer une œuvre destinée à se prolonger dans
le temps. Jésus serait aussi perdu et mal à l'aise dans l’institution et la
théologie de l'Église catholique que le Pape dans une école de Bouddhisme
Vajrana.
Jésus est un juif et non pas un chrétien. Sa prédication et son message se
situent à l'intérieur du judaïsme ou, si l'on préfère, à l'intérieur d'un
mouvement de réforme de la pensée religieuse juive. Du Maître de Nazareth on
peut affirmer avec certitude qu'il fut à l'origine d'une crise et d'une rupture
avec le judaïsme traditionnel et qu’il fut l'initiateur d'un mouvement
spirituel qui donna ensuite naissance au christianisme et à la religion
chrétienne. Le christianisme en tant que religion n’est donc pas son œuvre,
mais le produit autant de la réflexion postérieure et des circonstances
historiques que le résultat de stratégies et d’intérêts humains. On trouve un
écho lointain des paroles et des gestes du Galiléen dans la littérature
apocryphe et canonique (Évangiles, Actes, Épîtres, etc.) de la deuxième moitié
du premier siècle et du début du deuxième, dans laquelle a été consigné le
témoignage de la foi des communautés chrétiennes des origines. Malheureusement,
l'originalité et la nouveauté du message de Jésus de Nazareth ne se sont pas
conservées longtemps. L'Évangile de Jésus s'est transformé au fur et à mesure
de sa transmission. Son contenu a été interprété, sa charge explosive a été
diluée et étouffée sous la logorrhée des subtilités et des byzantinismes de la
spéculation philosophique au service des exigences politiques et religieuses de
l’institution et du pouvoir 22 .Dans le produit final des dogmes, il est
souvent difficile de retrouver la fraîcheur primitive de la prédication du
Nazaréen23 . Le Christ théologique produit par cette réflexion n'a
plus grand chose en commun avec le Jésus historique. L'Église prétend pourtant
se référer au Jésus de l'histoire, proclamer son message et incarner son
esprit. En réalité, elle ne se réfère qu’à un Christ qu’elle a fabriqué pour
justifier son idéologie et soutenir son pouvoir.
Ce n'est pas mon intention décrire ici les péripéties de cette dérive, ni
les détails du processus par lequel le discours chrétien, séquestré par
l'institution ecclésiastique, est devenu en fait une idéologie au service du
pouvoir et un système dogmatique au service de la saine “orthodoxie”. Qu'il
suffise de dire que c'est la réflexion théologique de Paul de Tarse, continuée
et élaborée par celle des philosophes chrétiens d'origine helléniste, qui a
fournit les concepts de base permettant la transformation du mouvement chrétien
en une “religion” hiérarchiquement et idéologiquement organisée.
PAUL DE
TARSE ET L’ÉMERGENCE DU «CHRIST»
La grande majorité des historiens et des exégètes modernes s’accordent pour
affirmer que le véritable fondateur du christianisme n'est pas Jésus de
Nazareth, mais Paul de Tarse. C'est Paul le théoricien qui a su donner au
mouvement spirituel issu de Jésus sa configuration théologique. C’est lui qui
en a fait un système doctrinal structuré et systématique dans lequel la pensée
de l'Église s'est reconnue et qu'elle a ensuite officiellement adopté.
Nous ne connaissons pas exactement quelles ont été les causes à l'origine
de la conversion de ce pharisien zélé que fut Paul de Tarse. Nous savons que ce
traqueur de chrétiens est devenu subitement chrétien lui-même. Ce qui a pu le
faire tomber du haut de ses assurances juives et le pousser à embrasser la foi
des disciples du Crucifié, restera toujours un mystère. Après coup, Paul
attribuera ce renversement à une intervention du Seigneur dans sa vie. Nous ne
savons pas ce qui dans le mouvement chrétien a déclenché sa conversion. Ce qui
est sûr, c’est que les certitudes de ce pharisien ont été chambardées par l’“évangile”
de Jésus tel qu’il était vécu et interprété dans les traditions chrétiennes en
circulation à son époque, surtout celles à caractère messianique. Sous
l’influence de ces traditions, le juif Paul a compris que le vrai Dieu de sa
foi n'était pas celui de la Loi, mais celui du Crucifié ; et que le vrai visage
de Dieu n'était pas celui esquissé par la Loi, mais celui qui apparaissait à
travers la personnalité de l’“Envoyé” de Dieu. Cette rencontre avec la pensée
et l’enseignement du Prophète de Nazareth sera déterminante pour sa vie et
marquera désormais l’orientation future de sa pensée. Elle fera de lui l'apôtre
des “gentils” et le héraut de l'universalité du salut.
Paul a été presque contemporain de
Jésus ; mais il ne semble pas l’avoir connu personnellement. Il n’attache
d’ailleurs aucune importance aux détails matériels et aux faits concrets de vie
de l'homme de Nazareth. Lorsqu'on lit les lettres de Paul, on a l'impression
que son “Christ” est totalement différent de Jésus et que le Christ de sa
théologie est étranger au Jésus de l'histoire. Paul ne s'intéresse pas au Jésus
de l'histoire, mais seulement au Christ de la foi. Sa première lettre aux
Thessaloniciens a été écrite autour des années 50, c'est-à-dire une vingtaine
d'années après la mort de Jésus. Ses écrits précèdent la rédaction des quatre
évangiles canoniques. L'Évangile de Marc, le plus ancien des Évangiles, a été
composé entre les années 65 et 70. Cela signifie que lorsque les évangélistes
rédigeaient leurs évangiles, ils connaissaient très probablement la pensée de
Paul et la présentation du Christ proposée par la tradition paulinienne. On
peut donc supposer que le portait paulinien du Christ a pu influencer l’image
de Jésus présentée dans les Évangiles.
Le Jésus de Paul est une figure
sortie toute d'une pièce de sa culture juive, de son expérience religieuse et
de son exaltation mystique. Ce Jésus n'a rien de l'homme, de l'humain et du
mortel. Pour Paul, Jésus de Nazareth n'existe pas, ou n'existe plus. Jésus de
Nazareth a été remplacé par le Christ et le Seigneur. Paul dit
ouvertement que le Jésus “selon la chair” ne l'intéresse pas et qu'il ne le
connaît pas24. Il est maintenant exclusivement intéressé par Dieu qui
s'est servi de la personne de Jésus pour se manifester aux hommes. Paul est
convaincu que c'est Dieu qui a transformé Jésus en Christ et Seigneur. Le Jésus
de Paul n'est pas un homme qui a vécu dans l'histoire et le temps, mais le
Ressuscité et le Glorifié qui vit en dehors de l'histoire et du temps, assis à
la droite de Dieu.
Dans la pensée de Paul donc Jésus-Christ est plus du côté de Dieu que du
côté de l’homme. Il est tellement proche de Dieu qu'il en assume les
prérogatives. Non seulement Paul parlera toujours de Jésus comme du Christ, mais
il transposera carrément sur ce Christ les attributs et les caractéristiques de
Dieu. Il fera de lui un être divin, un Dieu25, un égal à Dieu26,
qui, comme Dieu, existe de toute éternité, né avant les siècles, “Fils de Dieu”
qui opère avec la puissance de Dieu. Par sa naissance humaine ce” Fils de Dieu”
est devenu seulement “semblable aux hommes”. Par son aspect il a été reconnu
comme un homme pendant la brève période de son apparition terrestre ; mais en
réalité il était fait de l’essence de Dieu. Comme tout fils d'homme, Jésus est
mort. Mais Dieu, pour garantir la vérité de son message, l'a relevé de la mort
et lui a redonné la puissance et la gloire qu'il possède de toute éternité, en
tant que Fils de Dieu et Seigneur, afin que devant lui tout genou fléchisse et
qu'il soit le Seigneur incontesté des morts et des vivants. Comme Dieu, le
Christ de Paul est partout et en tous27; et comme Dieu, il est
l'objet ultime de l'aspiration de l'homme et la source de sa béatitude et de
son bonheur28.
Sous l'effet de la réflexion paulinienne, Jésus de Nazareth est devenu un
être divin. Cependant la formation juive
de Paul l'empêchait d'attribuer à Jésus une divinité comprise dans le sens
“ontologique” du terme. Paul a gardé la conception juive de Dieu et il l’a
simplement transposée et appliquée à la personne de Jésus. Paul est un juif qui
a essayé d'intégrer à sa mentalité juive les données de base du mouvement
spirituel issu de l'homme de Nazareth. Ainsi Paul offre-t-il au Christ le même
culte et la même adoration qu'au Dieu de ses ancêtres. Avec cette différence,
cependant, que le Dieu de Paul se présente maintenant avec le double visage
d'un Père et d'un Fils. En définitive, Paul a voulu rendre acceptable la foi en
un Crucifié et rendre possible une doctrine du salut qui avait en Jésus son
point de référence. Paul a voulu faire comprendre que ce n'était ni stupide ni
insensé de suivre l'homme de Nazareth, puisque cet homme n'a plus rien d'un
homme. Dans les lettres de Paul le Christ est devenu le médiateur par qui on va
à Dieu et le seul chemin vers le salut. Mais dans la théologie paulinienne
l'accès à Dieu semble être plus compliqué que l'accès à Dieu dans la pensée
juive traditionnelle et dans la pensée de Jésus lui-même. On a l'impression que
la doctrine de Paul a passablement embrouillé les choses et rendu plus
difficile la rencontre de l'homme avec Dieu. Le chrétien est ainsi aux prises
avec deux personnes divines et même trois, si on considère le rôle important de
l'Esprit dans la pensée paulinienne.
Était-ce vraiment cela l' “évangile” de Jésus de Nazareth? Paul est-il
vraiment un interprète fidèle de l'enseignement du Maître ? La pensée de Paul
est-elle le reflet véridique de l'esprit de Jésus ? Ou est-elle plutôt le
résultat de l'esprit de ce pharisien qui a voulu couler la pensée juive dans la
nouveauté chrétienne, en utilisant les instruments de la diatribe rabbinique et
de la rhétorique hellénistique ? Chose certaine : Paul bâtit sa théologie à
partir presque exclusivement d'une “métaphysique” du Christ ressuscité et
glorifié, en se servant des concepts de base de la pensée religieuse juive
qu'il réinterprète et complète en clef chrétienne : résurrection, alliance,
salut, loi, justice, justification, expiation, rédemption, pardon.
Dans la
partition de Paul la musique n'a pas vraiment changé. Paul a tout simplement
transposé en clef chrétienne l'ancienne mélodie juive. Avec Paul on est encore
dans le monde de la religion et de ses catégories. Nous retrouvons encore la
religion traditionnelle basée sur le respect, la crainte, l'obéissance à un
Dieu qui est bon, qui nous aime, certes, mais qui reste, tout de même, revêtu
des prérogatives et des attributs traditionnels de la divinité : élevé,
puissant, en gloire, dans les cieux, il vient nous juger. Ce pharisien converti
construit finalement sa synthèse doctrinale à partir d'éléments juifs.
Quant au message libérateur de Jésus
tel qu’il se manifeste dans le discours sur la montagne ou dans les récits
symboliques des miracles, pas un mot dans ses lettres. Pas une seule parole de Jésus n’est citée par
Paul, sauf quand il rapporte les paroles du Maître à la dernière cène29
. Même ses abondantes exhortations morales n'ont presque rien de spécifiquement
chrétien. Si l'on fait abstraction des fréquentes références à Jésus-Christ,
elles auraient pu être formulées par n'importe quel rabbi juif. La particularité
de la pensée de Paul consiste à vouloir étendre le salut du Dieu de
Jésus-Christ à tous les humains, sans aucune distinction de culture, de statut
social, de sexe et de religion ; et de faire de l'appel au salut une initiative
gratuite et inconditionnée de Dieu.
En conclusion, on peut dire que, dans la systématisation de Paul,
l’intuition originale du Prophète de Nazareth semble déjà considérablement
diluée. Par contre, en sublimant, en exaltant et en divinisant l'homme de
Nazareth, Paul a procuré à l'Institution ecclésiastique les outils et le
matériel de sa propre construction. L’Institution ecclésiale trouvera en Paul
un puissant allié. La pensée de l’apôtre fournit à l’Église les assises
idéologiques qui lui permettront de légitimer son existence et de justifier son
pouvoir.
(Extrait du livre de Bruno Mori, Effondrement , Montréal 2003)
22. Pour mieux comprendre les
origines du fait chrétien et les phénomènes
religieux, politiques et culturels qui ont transformé le mouvement
spirituel issu de Jésus de Nazareth en une
"religion" institutionnelle et institutionnalisée, nous renvoyons le
lecteur à l'excellent ouvrage
de Mauriche Sachot,
L'Invention du Christ - Genèse d'une religion, Ed. Odile Jacob, Paris 1998.
23. Nous renvoyons le lecteur aux travaux de Régis
Debray, fondateur d'une nouvelle
discipline nommée "médialogie" qui soutient et montre
comment le moyen ou le tuyau de transmission du message, métamorphose et crée le
message lui-même: "La transmission
est un transport qui transforme".
(Cfr. Les enjeux et les moyens de la transmission, Ed. Pleins
Feu, 1998; Transmettre, Ed. Odile Jacob, 1997)
24.
2Cor.5,16.
25. Rm
9,5.
26.Phil.2,6-11;Col.1,15;
2Col. 8,9; Rm .8,3; Rm.. 5,19.
27.Ga.2.20; 3,27; 2Cor.13,5; Eph.3,17.
28.Ph.1,20-23; 3,3-9.
29. Co.11,23-26.
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