(Fête du Christ-Roi – Mt. 25, 21-46)
Depuis la nuit des temps l’homme a toujours été intrigué
par la présence d’énergies mystérieuses qu’il constatait partout à l’œuvre dans
le monde qu’il habitait. L’homme primitif a instinctivement attribué ces forces
à l’action d’une Réalité Ultime à laquelle il a donné le nom de Dieu. Au cours
de l’histoire humaine, Dieu a été imaginé de toutes sortes de façons et sous
toutes sortes de formes. C’est pour cela qu’il y a autant de conceptions de
Dieu qu’il a de civilisations, de cultures, de peuples et de religions.
L’énorme diversité de nos représentations de Dieu est en relation directe avec
notre impossibilité à connaître quoi que ce soit de sa nature. Alors nous compensons
notre radicale et inéluctable ignorance par le foisonnement et la répétition de
nos fantaisistes descriptions de la divinité.[i]
La Réalité Ultime échappera toujours à toute prétention
humaine de vouloir la définir et la comprendre. Même son existence ne pourra
jamais être affirmée avec certitude par une démonstration ou une déduction
logique de notre esprit. Dieu ne pourra jamais être saisi par notre
intelligence, mais seulement ressenti par notre cœur comme une souhaitable possibilité;
comme un soupir de notre désir, comme un élan de notre fascination qui voudraient
relier à une Entité familière et à un visage aimable le mystérieux ensemble d’énergies
qui bâtissent partout la grandeur et la beauté du monde.
Cependant, la logique nous dit que si Dieu il y a, il ne
peut être et se manifester que dans ce qui est. Il est en effet absurde de
penser que quelque chose puisse exister en dehors ou au-delà de ce qui existe. C’est
donc dans l’Univers existant que l’homme doit chercher Dieu ou plutôt les
signes ou les traces de son action qui lui font suspecter que quelque chose de
l’Ultime Mystère est à l’œuvre et se manifeste dans notre monde.
On peut alors affirmer que la Réalité Ultime (Dieu) acquière
visibilité et consistance dans la réalité de ce qui existe; que la divinité,
située par les religions là-haut, dans l’au-delà, dans la transcendance, dans
le surnaturel, ne réside, de fait, que dans l’ici-bas, dans l’immanence, dans
le naturel, le matériel et le quotidien de notre monde et de notre existence quotidienne.
Personne mieux que le théologien basque José Arriegi a illustré cette
vérité : « Dieu n’intervient pas dans notre monde de l’extérieur et au gré
de ses caprices. Il ne s’incarne pas une fois en passant, pour entrer dans
notre monde depuis le sien. Il est la Chair du monde. Il est l’Être de tout ce
qui est. Il est le Cœur de tout ce qui bat. Il est le Verbe actif et passif de
toute parole. Il est le Dynamisme de toute transformation. Il est la tendresse
de tout baiser. Il est le Toi de tout moi et le Moi de tout toi. Il est l’Unité
de toute diversité et la Diversité de toute unité. Il est la lumière de tout regard. Il est la conscience de
tout esprit. Il est la Beauté et la Bonté qui soutiennent et propulsent l’Univers
dans son mouvement sans fin et ses relations infinies» [ii] .
Il s'en suit
que tout ce que nous pouvons deviner de Dieu, ne peut être saisi qu’à travers
les phénomènes du processus évolutif de cet Univers physique qui nous a tous
générés.
On peut alors affirmer en toute vérité que la présence de Réalité Ultime prend corps dans la matérialité de
notre monde et qu’elle n’agit et ne se manifeste que dans ses éléments ainsi
que dans la complexité de leurs interférences et de leurs relations. Si cela
est vrai, nous pouvons en tirer une extraordinaire conclusion et affirmer que
notre Univers est, d’une certaine manière, la manifestation concrète et visible
ou, si l’on préfère, la matérialisation ou l’incarnation de Dieu.
Alors
que les humains du paléolithique avaient découvert les signes de la présence de
l’Esprit de Dieu dans les phénomènes naturels du monde, l’arrivée des religions
(au néolithique) a vidé le monde de la présence de Dieu, pour le placer
ailleurs. Et depuis ce temps Dieu n’est plus ni avec nous, ni parmi nous.
C’est le mouvement chrétien, issu de la prédication de
Jésus de Nazareth qui, en secouant l’humanité avec la force de son Souffle
innovateur, a réveillé les humains hypnotisés et fourvoyés par leurs croyances
religieuses et qui, en leur ouvrant les yeux, les a poussés à récupérer le Dieu
proche et immanent que les religions avaient chassé hors de leur monde et de
leurs vies.
Dans l’histoire de l’humanité, le courant de pensée suscité par le christanisme est peut-être arrivé à nous débarrasser des fausses conceptions
anthropomorphiques, mythiques et surnaturelles de la divinité, inventés et proposées
par les religions, pour nous offrir enfin un Dieu incarné dans la matérialité de ce
monde et, particulièrement, dans sa réalité humaine, telle qu’elle se
présente et se réalise, d’une façon exemplaire, dans la personne de l’Homme de
Nazareth.
Pour le chrétien moderne , Jésus de Nazareth constitue non
seulement un modèle d’humanité parfaitement réussie, mais aussi un exemple de
comment doit être structurée et vécue, dans la vie d’une personne, sa relation
avec Dieu et le prochain. Jésus semble nous montrer que, si nous désirons entrevoir,
trouver et toucher quelque chose de Dieu et de son action et de son esprit dans
notre existence, nous ne devons plus chercher cela dans les rituels, les
normes, les prescriptions, les observances, les lois, les obligations, les
prières, les sacrements, les incantations et les croyances proposées par les
religions.
Jésus semble nous dire que c’est plutôt ici, sur notre planète,
dans notre maison, au contact avec nos frères humains, l’endroit où nous
pouvons découvrir les traces de la présence du Mystère Ultime qui imprègne
toute la création. Le seul but de l’enseignement du Prophète de Nazareth a été celui de convaincre
ses disciples que, si Dieu existe, il ne peut être qu’ici, dans ce monde qui
est le nôtre, dans la nature et dans les créatures qui l’habitent, dans le cœur
des personnes, comme étant le souffle, l’énergie la sève, l’âme l’amour qui les
font vivre, qui assurent leur perfectionnement, leur épanouissement et leur
bonheur.
La caractéristique principale et la nouveauté
du Prophète de Nazareth consistent finalement dans le fait d’avoir conçu et perçu
Dieu comme étant essentiellement, une Force Amoureuse qui remplit
l’Univers, un cœur divin qui bat en toute créature et qui est particulièrement
active dans l’être humain. À cause de sa capacité et de son attitude à aimer, l’homme
possède une ressemblance et une affinité spéciale avec Dieu. Et c’est en
déployant totalement sa capacité d’aimer que, selon le Nazaréen, la personne
réalise pleinement sa nature et atteint le but de sa présence en ce monde.
Cette perception de l’homme[iii] considéré
le lieu privilégié de la présence dans notre monde de l‘Énergie Amoureuse Originelle
que Jésus appelait «Dieu-Père», constituait une conviction particulièrement
chère à Jésus, engagé corps et âme dans un projet de transformation et de
renouveau de la société de son temps, basé sur des relations humaines à
l’enseigne exclusive de la communion, de la fraternité et de l’amour (le «Royaume
de Dieu»).
Jésus
a enseigné et révélé que c’est cet Amour Originel et Ultime que nous devons
être capables d’entrevoir dans le complexe réseau des connexions, des
dépendances, des attractions et des relations qui unissent les humains entre
eux et avec tous les autres éléments de l‘Univers. Car seulement si nous nous
sentons partie intégrante de ce système global et universel né de l‘Amour
Originel et parcouru par l’Amour, nous serons en état de comprendre que notre
pleine réalisation humaine ne peut être obtenue que par l’amour que nous
générons et par l’amour que nous donnons. Donner et recevoir de l’amour devient
alors, selon le Nazaréen, la seule façon de nous réaliser en tant que personnes
et de faire vibrer le monde des hommes en harmonie avec la musique divine qui
fait chanter l’Univers entier.
Cette vision de l‘homme comme porteur et diffuseur « attitré » de l’Amour de Dieu dans notre monde, fournissait à
Jésus les raisons et les arguments théologiques et spirituels nécessaires pour
donner de l’élan, du dynamisme, de la détermination et des fortes motivations
intérieures à tous ceux et celles qui, à sa suite, voulaient s’impliquer dans
la tâche ardue visant à réaliser son rêve de renouveau universel.
Pour Jésus, c’est alors l’homme qui devient le lieu
privilégié de la proximité de Dieu et de la rencontre avec Dieu en notre monde.
Pour Jésus, l’Esprit de Dieu est présent dans l’homme; et Dieu agit et aime
dans l’homme et par l’homme. De sorte qu’il n’est pas possible d’avoir une
bonne relation avec Dieu qui ne passe pas par une bonne relation avec l’homme,
quel qu’il soit. Jésus arrive même à affirmer que ce qui est fait à l’homme,
doit être considéré comme fait à Dieu. Pour Jésus, il n’est donc pas possible à
quelqu’un d’offrir son amour à Dieu, si cet amour ne s’est pas formé dans le
ventre de ses relations amoureuses avec les autres êtres humains (et
non-humains). Il n’existe pas ici sur terre d’amour pour Dieu à l’état «pur»,
c’est -à-dire décanté ou épuré de toute scorie humaine ou contact humain. Sur
cette terre, l’amour a toujours une coloration humaine et emporte toujours avec
soi une forte odeur d’homme. « Celui
qui dit d’aimer Dieu, mais ne déploie pas sa capacité d’amour en faveur de ses
frères, est un hypocrite et en menteur et Dieu n’est pas en lui » (1Jn
4, 20-21).
En identifiant la relation à Dieu avec la relation à
l’homme, Jésus a accompli la plus grande révolution religieuse et spirituelle de
l’humanité. Il a humanisé Dieu. Il a mis Dieu dans l’homme et non pas dans la
religion. Il a libéré Dieu du monopole de la religion, de la prison du sacré, pour
le placer dans le profane, dans le séculier, dans le monde naturel, dans la vie
quotidienne des gens, dans le cœur de chaque personne, dans l’amour que nous
ressentons, que nous donnons et que nous recevons. Il a disqualifié
l’importance des moyens que la religion propose pour atteindre Dieu. Il a
transformé la recherche de Dieu en la recherche de l’homme et d’une plus grande
qualité humaine de son existence.
Jésus n’a cependant pas supprimé la religion en tant que
telle ; mais il a cherché à faire comprendre à ses représentants officiels que
leur tâche n’est pas principalement celle de conduire les fidèles à aimer Dieu,
mais à aimer les hommes et les femmes, ainsi que tout ce qui les entoure. Car Dieu ne sait que faire d’un amour qui ne peut être
vrai ni être sincère et duquel, de toute façon, il n’a aucun besoin[iv],
alors qu’il existe une infinité de personnes qui souffrent et qui ont besoin de notre aide et de notre amour
et avec lesquelles Dieu lui-même s’identifie : « Tout ce que vous avez fait aux plus petits de mes frères, c’est à moi
que l’avez fait (Mt. 25,40).
Pour Jésus c’est dans le service amoureux de ses frères,
que l’homme rencontre Dieu et qu’il atteint la véritable grandeur de son
humanité.
Il n’y donc de souveraineté ou royauté possible pour l’homme chrétien que dans la supériorité et
la prééminence de son amour.
Il en est de même pour
l’Homme de Nazareth.
Mori Bruno (17 nov. 2017)
[i] Dans la Bible nous ne trouvons
jamais des spéculations philosophiques sur la nature de Dieu. On peut dire que
les auteurs bibliques ne sont pas intéressés par la spéculation sur l’essence
de Dieu afin de chercher à comprendre ce que Dieu est en lui-même. Ces auteurs
ont une attitude plus « pragmatique ». Ils sont beaucoup plus intéressés à
savoir ce qui arrive au monde et à l’homme lorsque Dieu entre en action. Et ce
sont précisément les exploits ou les «gesta» de Dieu que la Bible décrit et qu’elle nous
transmet.
Il s'en suit que ce qui
détermine la bonne relation de l’homme biblique avec la divinité, est sa «justice»:
c’est-à-dire, la «juste» correspondance de ses actions avec la volonté de Dieu,
lequel agit toujours, selon les auteurs bibliques, en vue de d’améliorer
l’œuvre de sa création et le sort de son peuple.
A la différence du chrétien
qui, sous la poussé de l’autorité et de l’enseignement contraignant de
l’Église, fonde sa bonne relation avec Dieu sur la foi en des affirmations intellectuelles
abstraites contenues dans des systèmes théologiques appelés «dogmes», l’homme
de la Bible fonde sa bonne relation avec Dieu sur la bonté de ses actions.
Certes, même dans la Bible il est question de « foi »
et la littérature rabbinique utilise souvent l’expression « homme de foi ».
Dans la Bible ,
cependant, la « foi » n’a ni la même connotation cérébrale, ni le même contenu
que le Magistère catholique attribue à ce mot. La foi catholique est l’adhésion
de la volonté du chrétien à un ensemble d’affirmations théologiques retenues
non seulement comme étant absolument vraies, mais aussi comme étant absolument
nécessaires à son propre salut. La foi de l’homme biblique, par contre, est une
disposition ou une attitude faite d’adoration, d’émerveillement et surtout de «
confiance » face à l’action de Dieu telle qu’elle se déploie et se manifeste
dans l’histoire de son peuple, dans sa vie personnelle et dans le monde et que
l’«homme de foi» cherche à reproduire par l’intermédiaire de ses bonnes ouvres.
[ii] «Dios no interviene desde fuera cuando
quiere. No se encarna una vez desde fuera, pues es la Carne del mundo, el Ser de
cuanto es, el Corazón de cuanto late, el Verbo activo y pasivo de toda palabra,
el Dinamismo de toda transformación, la Ternura de todo abrazo, el Tú de todo
yo y el Yo de todo tú, la Unidad de toda diversidad y la Diversidad de toda
unidad, la luz de toda mirada, la conciencia de toda mente, la Belleza y la
Bondad que sostienen y mueven al universo en su infinito movimiento, en su
infinita relación.» (Relat,
449)
[iii]
Il va sens dire que chaque foi que
dans ce texte il est question de l’homme,
cela se réfère aussi à la femme.
[iv] Jésus
avait compris que Dieu, étant Mystère ultime absolu et donc Réalité totalement
inaccessible et incompréhensible à l’homme, ne peut jamais être saisi ou aimé
par l’homme en lui-même, mais uniquement dans les manifestations et les signes
que son l’Énergie, agissante dans les profondeurs des êtres, fait apparaître à
la surface du monde que nous voyons. Un peu comme lorsque nous regardons la mer
en bourrasque. Nous n’avons aucune idée de l’immensité des forces qui habitent
et parcourent ses profondeurs. Nous pouvons cependant deviner leur présence aux
résultats de leurs actions à la surface de l’eau, lorsque nous admirons, avec
un mélange de frayeur et de stupeur, la puissance, la beauté et l’harmonie
fougueuse des vagues qui crispent et modulent la surface de l’océan.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire