(Jn 11, 1- 45 - 5e dim. Carême, A)
Il y a sans doute plusieurs
façons d’approcher ce texte de l’évangile de Jean qui nous raconte le « miracle
» de la résurrection de Lazare. Il faut qu’il soit clair dès le début que ce récit
de résurrection n’est pas le compte-rendu d’un fait réel et historique, mais uniquement
une des ces compositions allégoriques ou symboliques si chères à l’évangile de
Jean, et à travers lesquelles, l’Auteur cherche à transmettre un enseignement aux
chrétiens de son temps ou à illustrer un aspect de la richesse
spirituelle qui se dégage de la personne de Jésus de Nazareth.
L’évidente
absurdité de ce récit est là exprès pour nous faire comprendre que nous sommes
ici en présence d’une sorte d’énigme qui doit être déchiffrée ; d’une parabole
ou d’un conte qui doivent être interprétés et expliqués afin d’en découvrir le
sens que Jean a caché entre les lignes du texte.
Généralement,
les prédicateurs commentent cette histoire de « résurrection » à partir
d’une approche religieuse-théologique, en développant le thème de la divinité
de Jésus qui, en tant qu’incarnation de Dieu sur terre, a été capable de
ressusciter les morts ou d’être pour tous les croyants une source de vie
nouvelle en ce monde et dans l’autre.
Puisque
dans ce récit il ne peut évidemment pas être question d’une mort corporelle ou
physique, il faut en conclure que l’auteur cherche ici à présenter un autre
genre de mort, qui ne peut être qu’intérieure, spirituelle, psychique, affectant
l’esprit, l’âme et le cœur de Lazare.
Je
pense qu’il est donc possible d’aborder cet épisode évangélique d’un point de
vue plus psychologique (anthropologique), et de voir dans ce conte une mise en scène
et une analyse de certains troubles psycho-émotionnels-affectifs, affectant les
comportements et les relations humaines. Troubles qui, à la longue, peuvent se
révéler néfastes pour la vie et le développement harmonieux des personnes et
pour le dépassement et la guérison desquels l’évangile donne ici des thérapies
d’interventions et des pistes de solutions.
Voilà
donc Marthe, Marie et Lazare, deux sœurs et un frère, trois célibataires
adultes, qui ne sont déjà plus dans la verdeur de leur jeunesse, qui vivent ensemble
dans la même maison, probablement héritée des parents décédés. De ce que nous
pouvons lire entre les lignes, ces trois frères semblent avoir construit leurs existences
respectives dans une dépendance réciproque totale.
Marthe,
c’est la femme active, pratique, efficace, entreprenante, pourvoyeuse,
indispensable à la gestion des affaires de la maison et à la satisfaction des besoins
matériels de chacun. C’est aussi la femme jalouse, qui n’a jamais réussi ni à égaler
ni à comprendre le charme mystérieux et parfois inquiétant qui se dégage de sa
sœur Marie.
Marie,
c’est la femme mystérieuse et complexe qui, sous une apparence timide, réservée,
effacée, peureuse, cache un caractère passionné et une capacité affective
extraordinaire. C’est aussi une femme introvertie, avec des tendances mystiques
et contemplatives et une extraordinaire sensibilité. C’est pour cela qu’elle a
besoin de s’attacher, d’aimer et de se sentir aimée ; besoin d’une présence et d’une
figure masculine dans sa vie. C’est une femme qui, faute de ne pouvoir appartenir
totalement à Jésus, dont elle était tombée follement amoureuse, n’a trouvé
d’autre issue à son besoin d’amour que de s’attacher, d’une façon presque
morbide, à l’ami de Jésus, son frère Lazare, sur lequel elle a transféré tout l’attachement
quelle éprouvait pour l’homme de Nazareth.
Mais si les
sentiments que Marie entretenait envers Jésus, étaient quelque chose de beau,
de stimulant et d’envoûtant autant pour elle que pour lui ; l’amour possessif
et la dépendance qu’elle avait développé dans sa relation avec Lazare,
avaient, par contre, quelque chose de pathétique, de troublant et de malsain, qui,
à la longue, ont fini pour rendre malheureuse Marie et paralyser et détruire la
vie du pauvre Lazare.
Lazare se
sentait séquestré par l’amour de sa sœur; obligé de vivre à l’ombre et
sous l’emprise despotique de son affection accaparante. Lazare se rendait
compte qu’il lui était de plus en plus difficile de vivre sa vie : donner du temps
à son travail ; rencontrer ses amis, fréquenter des filles, sortir pour des
fêtes, participer à des événements, s’absenter pour des voyages. Pour ne pas
décevoir l’amour et les attentes que Marie avait placés en lui, Lazare avait dû
décevoir les attentes et l’amour de la jeune fille qu’il aimait, mais que, à
cause de l‘attitude possessive de sa sœur, il n’a pas eu ni le courage ni la
détermination nécessaire de marier. C’est pour cela que, dans la trentaine bien
avancée, Lazare est encore célibataire. Il savait qu’une telle situation
n’était pas normale pour un juif de son âge ; comme c’était anormal de ne pas
avoir une famille à soi ; comme c’était anormal, à son âge, de vivre encore
dans la maison paternelle, sous la coupole de ses deux sœurs, otage de leurs
chantages et de leurs représailles affectives, esclave de leur besoin de
sécurité, de protection et d’affection masculine.
Il avait
l’impression que sa sœur Marie se comportait à son égard comme une pieuvre qui l’enserrait de tout côté, pour le tirer constamment vers elle. Il se
sentait suffoqué et paralysé. Il avait souvent l’impression que la possessivité
de sa sœur était en train de le tuer, de le faire mourir.
Pour la mettre
à sa place, pour lui faire comprendre qu’il avait droit à sa liberté et à sa
vie, qu’il ne pouvait plus continuer à assumer envers elle le rôle du père ou
du mari, il aurait dû recourir à son autorité de mâle et de chef de famille. Il
aurait dû se confronter, s’opposer, la décevoir, la brimer, peut-être aussi
quitter la maison. Mais Lazare était un homme trop bon, trop sensible et trop
responsable pour faire cela. Il savait que, dans la Palestine de son temps, sans
la présence, la protection et le support d’un homme, ces deux femmes,
abandonnées à elles-mêmes, auraient été inévitablement dépourvues et exposées
au danger, à l’exploitation et à la misère. Ainsi, à cause de l’amour qu’il
avait pour ses sœurs, Lazare a accepté de sacrifier sa liberté et sa vie.
L’évangile de Jean semble nous dire qu’un jour
Marthe et Marie se sont enfin rendues compte que quelque chose ne tournait plus
rond chez Lazare ; que quelque chose s’était brisé en lui. Il n’était plus
l’homme qu’il était. Cet homme, jadis si enjoué, si pétillant de vie, avait
cessé de vivre et s’était transformé en une larve et en un triste fantôme de
lui-même.
À
un moment donné, même si elles n’ont pas osé se l’avouer, les deux sœurs ont
senti et su qu’elles portaient la responsabilité de la mort intérieure de leur
frère. Il est intéressant de remarquer, qu’en informant Jésus de la « mort » de
leur frère, Marthe et Marie cherchent séparément et en deux moments différents,
à se déculpabiliser, en mettant la faute de ce drame familial sur le dos de
Jésus : «Si tu avais été là, notre
frère ne serait pas mort» (Jn 11, 21 et 32).
Par le recours
à la stratégie du chantage affectif, dont seul les femmes ont le secret, les deux
sœurs cherchent à faire croire à Jésus que, s’il les avait aimées davantage; s’il
ne les avait pas abandonnées à elles-mêmes ; s’il avait été plus proche et plus
présent à leur vie et à leur affection, elles n’auraient pas eu besoin de s’accrocher
comme des sangsues à leur frère, jusqu’à le vider de son sang.
En
demandant maintenant à Jésus d’intervenir afin de corriger la situation, elles
espèrent que le Maître pourra, d’un côté, les disculper et les innocenter ,et de
l’autre, infuser peut-être une nouvelle raison de vivre, un nouvel élan dans l’âme
éteinte de l’ami qu’il aimait, afin de lui permettre de sortir du tombeau
dans lequel les exigences sentimentales de ses sœurs l’avaient
renfermé.
L’évangéliste
nous raconte que Jésus a été profondément touché et troublé par ce drame, fait de
faiblesses humaines, d’amour captatif, d’égocentrisme et d’incompréhension, jusqu’à
pleurer de rage, d’amertume et de frustration. Il cherche alors à secouer les
deux sœurs, afin de les faire réfléchir, de leur ouvrir les yeux, de les rendre
conscientes de leurs attitudes égoïstes et du mal qu’elles ont causé à leur
frère. Jésus sait, en effet, que jamais Lazare ne pourra se redresser, si ses sœurs
continuent à rester repliées sur elles-mêmes ; que jamais il ne pourra
reprendre à vivre, si elles, quelque part, n’acceptent pas de mourir.
«
Regardez ce que vous avez fait à Lazare ?»
- Semble leur crier Jésus - Regardez ce qu’il est devenu ! Dans quel état vous l’avez
réduit ! Vous l’avez paralysé ; vous lui avez ôté toute capacité de vivre,
d’être indépendant, d’être lui-même, de se réaliser selon ses désirs, ses
aspirations, ses aptitudes. Maintenant le temps est venu, pour vous, d’arrêter
l’oppression, de hôter les poids, d’enlever la pierre sous laquelle vous
l’avez pendant longtemps écrasé. Oui, enlevez
donc cette pierre pour qu’il puisse se relever.
Pour vous
mettre en lumière, il a dû se retirer dans l’ombrer. Pour vous contenter, il a
dû s’oublier ; pour assurer votre vie, il a dû sacrifier la sienne ; pour vous
permettre de vivre, il a dû mourir; pour vous permettre de sortir du cachot de
vos méfiances et de vos peurs, il a dû accepter de se faire ensevelir dans le
caveau de votre possessivité. «Faites le donc sortir de son tombeau!»
C’est vous qui
l’avez renfermé dans le tombeau des vos besoins. C’est vous qui l’avez enchaîné
aux exigences de votre soit disant « amour ». Le temps est venu, pour vous, de le
faire sortir de sa noirceur, afin qu’il puisse à nouveau venir à la lumière, se
manifester au grand jour tel qu’il est, et retrouver sa véritable identité et
les richesses de sa magnifique personnalité. « Lazare, sors de là!»
Tu as le droit de vivre ta vie ! Tu as le droit d’avoir ta place au soleil
! Tu as le droit de penser à toi et de ne pas vivre seulement en fonction des autres,
en faisant dépendre ton existence de leur approbation.
Il faut que tu
oses te confronter. Il faut que tu trouves le courage de t’opposer ; de dire non
; de déplaire, s’il le faut, et si cela est nécessaire à l’accomplissement de
ton destin. Tu as droit à ton bonheur. Tu as le droit de chercher et d’occuper la
place qui est la tienne dans ce monde. Tu as le droit de réaliser tout le
potentiel de ta personnalité. « Déliez-le et laissez-le aller!» Le temps
est venu de défaire les nœuds qui l’immobilisaient, pour qu’il puisse à nouveau
bouger, marcher, sortir à la rencontre de ses rêves et de ses projets. Le temps
est venu de le délier des attaches, pour que son bateau puisse à nouveau prendre
la route du grand large et gonfler les voiles vers les rivages de ses rêves inachevés. Le temps est
venu de l’aimer vraiment ; de l’aimer pour lui-même ; de l’aimer pour ce qu’il est
et non pas pour vous ou pour ce qu’il vous apporte.
C’est
seulement cet amour désintéressé et gratuit de votre part qui lui donnera de
revenir de sa mort et de reprendre à vivre. L’autre amour, votre ancien amour,
qui n’est qu'un égoïsme déguisé, ne fera que pourrir davantage la qualité de
son existence et le garder pour toujours renfermé dans les ténèbres de son
tombeau. Il est grand temps donc d’arrêter le processus de sa décomposition,
car la mauvaise odeur de la pitoyable
existence se fait déjà sentir dans les environs.
Nous
savons que Jean est l’évangéliste de l’Amour. Ce conte sur Lazare, peut donc être
interprété comme une belle leçon sur l’amour. Ici, le Jésus de Jean nous
enseigne qu’aimer vraiment, c’est toujours laisser l’autre libre de choisir sa
route et son destin. Si je veux que l’autre ne vive que pour moi ; si je veux être
le Tout de l’autre et donc l‘unique objet de ses attentes, de ses intérêts et
de ses désirs, je m’impose comme son Dieu et donc je me transforme en une idole
jalouse, oppressive et accaparante, qui ne cherche qu’à soumettre et à posséder
et qui tue la liberté et la joyeuse spontanéité de l’amour.
Finalement,
ce récit de Jean veut nous mettre en garde contre les écueils de l’amour. Il veut
faire découvrir aux amants deux choses fondamentales. Premièrement, que leur
amour n’est et ne sera jamais parfait, car il porte inévitablement en soi les
marques de leurs limites et de leurs faiblesses.
Deuxièmement, il veut leur apprendre
que l’amour qui a le plus de chance de réussir, de durer, de faire vivre et d’épanouir
les amants, est encore celui qui rassemble le plus à l’amour que Dieu a pour nous
: un amour inconditionnel, fait exclusivement de gratuité et de don de soi, de
désir de contribuer au bonheur de l’autre, sans calcul, sans regret, sans retour
en arrière et sans attente de gratification ou de rétribution.
Serait-ce
trop prétentieux pour les humains que d’aspirer à s’approcher le plus possible de
cette forme sublime et divine de l’amour ? Ce récit de Jean nous dit que non.
BM
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