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lundi 10 juin 2013

LA MÈRE QUI FAISAIT MOURIR SON ENFANT


( Luc 7, 11-17)


Habituellement les prédicateurs utilisent le récit de la veuve de Naïm pour mettre en valeur la bonté, la sensibilité de Jésus qui ne peut pas rester indifférent devant la détresse et la douleur humaine et qui intervient avec sa puissance de «Fils de Dieu» pour soulager, guérir et sauver.

On peut cependant  interpréter cet épisode d’une autre façon, plus proche de notre vécu ordinaire. On pourrait  le présenter comme cela. Il était une fois, dans un petit village de Palestine appelé Naïm, un jeune couple marié qui s’aimait beaucoup. Lui voulait être pour elle un havre de sécurité et lui assurer protection, sérénité et bonheur. Elle faisait tout pour lui et le chérissait avec admiration, tendresse et reconnaissance. Ils ne pouvaient pas vivre l’un sans l’autre et ils se complétaient à merveille, comme seuls peuvent le faire ceux qui s’aiment profondément. En ce temps-là l’homme n’était pas seulement celui qui gagnait l’argent et pourvoyait ainsi aux besoins fondamentaux de sa famille, mais il était aussi pour son épouse pension de vieillesse et assurance sociale, dans le sens le plus littéral du mot.

Un jour cet homme meure et il laisse son épouse dans le dénuement et la détresse. En perdant son mari, cette femme a tout perdu, et le support de sa vie et sa raison de vivre. Dans la noirceur de cette précarité,  il ne lui reste qu’une petite lueur d’espoir: le fils que son homme lui a laissé. Nous pouvons nous imaginer cet enfant comme un garçon de douze-treize ans, puisque l’évangile le décrit comme un «jeune-homme ». Pour cette femme son fils deviendra le tout de sa vie. Il est maintenant sa consolation dans les moments de tristesse; il est sa compagnie dans les moments de solitude; il est surtout son assurance pour le futur. Dans quelques années, il sera celui que prendra soin d’elle. Il se mariera, il formera lui aussi une famille et elle le suivra partout  et lui prendra toujours soin d’elle et il remplacera son mari. Cet enfant devient donc, pour cette veuve désemparée, l’incarnation de tous ses espoirs, de toutes ses attentes. Il devient son futur, son unique et seul futur. L’alternative à cela ne pourrait être qu’une vie de déchéance et de privations.

 On comprend alors pourquoi cet enfant unique soit pour cette veuve, l’objet de toutes ses préoccupations, de ses anxiétés, de ses désirs, de ses expectatives, de tous ses calculs. Elle l’étouffe littéralement par ses attentes et ses exigences, en l’emprisonnant dans les filets de sa possessivité et de ses espoirs. À la longue, la présence de la mère est ressentie comme  quelque chose d’oppressif par ce jeune homme qui devrait se préparer à devenir un adulte indépendant, autonome et libre. On peut s’imaginer que ce garçon ait une envie folle d’être comme tous les autres copains qui folâtrent, courent et s’amusent, sans se sentir écrasés par le poids de devoirs et de responsabilités bien trop lourds à porter pour leur jeune âge. Chaque fois qu’il veut suivre ses amis, il se sent infidèle à sa mère. Chaque fois qu’il a envie de faire à sa tête, il a l’impression de trahir les besoins  et les plans de sa mère. Il ne vit pas de sa propre vie; il ne vit pas sa vie, mais il ne vit qu’en fonction de sa mère et il se sent mourir de culpabilité chaque fois qu’il cherche à avoir une existence autonome. Vivre ainsi, vivre à l’ombre de sa mère et avec le souci continuel de ne pas la décevoir, équivaut à ne pas se permettre une vie normale; signifie n’être plus à mesure de vivre vraiment par soi-même et pour soi-même. On peut dire que la mort du père a été aussi le début de la mort du fils; et que cet enfant se meurt avant encore d’avoir commencé à vivre. Car une vie qui n’en est plus une,  peut être comparée à une mort. C’est comme être déjà transporté dans un cercueil.

C’est ce cortège de déceptions, de souffrances, de tristesse et de mort que Jésus rencontre sur son chemin. Jésus, nous dit l’évangile, ne réussit pas à rester indifférent devant  le drame de cette famille et surtout devant le comportement de cette femme qui, sans le vouloir ni le savoir, a asséché et tué la vie de son enfant.  L’évangile nous dit que Jésus a tout de suite eu pitié de son état. Le texte de l’évangile nous fait aussi remarquer que Jésus intervient immédiatement pour arrêter tout cela. Il arrête le cortège funèbre de sa propre main. Ensuite il avance vers la femme et il lui dit résolument brusquement: «Femme, arrête de pleurer!». Je pense que ces mots n’expriment pas de la compassion. Jésus a dû plutôt les prononcer avec une certaine fermeté  et, peut-être  même,  avec une certaine dureté. On pourrait les traduire comme cela: «Chère Madame, je comprends votre état d’âme; je vois combien la situation que vous vivez vous fait souffrir: vous avez l’impression d’être totalement dépourvue et abandonnée. Cependant vous devez comprendre une chose: avec votre angoisse, votre tristesse, vos peurs et vos exigences, vous tyrannisez depuis des années votre fils. Arrêtez de pleurer sur votre sort! Si vous n’arrêtez pas de pleurer la mort de votre mari, en mettant toutes vos attentes sur les épaules de votre fils, vous l’étoufferez et vous l’empêcherez de vivre. Votre fils n’est pas votre propriété; vous n’avez pas le droit de vous en servir pour essuyer en continuation vos larmes. Il ne peut pas exister que pour vous. Vous le garderez seulement si vous êtes capable de vous en détacher et de le laisser aller son chemin. Ne pleurez plus sur le passé. Arrêtez de vous considérer dépendante des autres, car vous êtes en train d’étrangler les personnes sur lesquelles vous vous appuyez.»

Jésus s’approche ensuite de la civière du jeune-homme «mort» et il lui lance un ordre qui et résonne comme coup de fouet: «Débout, jeune-homme! Assez de te faire écraser ! Assez de ramper sous l’autorité oppressive et possessive de ta mère! Dans la vie il y a quelque chose de bien plus important que l’obéissance  aveugle; que la hantise de toujours plaire ou faire plaisir aux personnes desquelles on pense dépendre; il y quelque chose de mieux à faire qu’éviter le sentiment de culpabilité: c’est d’apprendre à vivre en première personne. Tu as droit à une vie personnelle et de choisir ton chemin. Personne ne peut t’imposer ses vues, ses plans, ses goûts  ses désirs ou te rendre responsable de la réalisation de ses attentes. Lève-toi, donc! Marche sur tes jambes! Vis ta vie comme tu l’entends! Commence à être vivant !»

Alors celui qui était mort se redressa et Jésus le rendit à sa mère vivant. Cette mère peut avoir à nouveau son fils, car ce fils maintenant ne lui appartient plus; et il ne lui appartient plus parce qu’il est finalement vivant. Quelle merveille que de penser que ce jeune  homme pourra  vivre dans la maison maternelle sans se sentir ni emprisonné, ni suffoqué par les exigences et les pressions de sa mère! Quelle merveille de pouvoir un jour voir cette mère heureuse d’avoir permis à son enfant de voler de ses propre ailes et de le voir avancer sur la route de son autonomie, de son indépendance et de sa liberté, enfin devenu une personne adulte et responsable! Ce fils rendu vivant, elle le recevra dans sa vie avec d’autant plus de bonheur qu’il sera maintenant à la hauteur d’être vraiment celui dans lequel elle pourra mettre son entière confiance.

Ce récit veut enseigner, à qui est capable de l’entendre, que Jésus est là pour nous aider à ressusciter de nos morts intérieures et à nous émanciper de nos dépendances et de nos esclavages pour nous conduire à vivre une existence humaine à l’enseigne de la liberté et du bonheur.

MB


(Méditation élaborée sur des réflexions de E. Drewermann

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