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vendredi 9 octobre 2015

CE QUE DIEU A UNI … OU L’APOLOGIE DE LA FEMME



(Marc 10,2-16)


Dans la culture juive du temps de Jésus personne ne contestait le fait qu’un homme marié pouvait pendre unilatéralement la décision de répudier sa femme. C’était une pratique presque normale. S’il y avait une certaine discussion à propos de cette pratique, cela ne concernait pas le principe de la répudiation en tant que tel, mais les raisons valables pour prendre une telle décision. Dans les faits, en ce temps-là, un homme pouvait chasser sa femme de la maison pour n’importe quel motif. Il suffisait qu’elle fasse quelque chose de désagréable à monsieur: comme un repas mal cuisiné; des mets brulés; une épouse surprise à parler avec un inconnu en dehors de la maison, ou sans voile avec les cheveux au vent…

En ce temps, être abandonnée par son mari, était pour une femme la pire des catastrophes. Une femme chassée de la maison était une femme déshonorée et destinée à la mort sociale et, souvent aussi, à la mort physique, car elle se retrouvait sans statut social, sans support, sans protections et sans moyens de subsistance. Il ne faut pas oublier qu’en ce temps, la femme était totalement dépendante et à la merci de son mari. On était encore loin du mouvement de libération de la femme, de la parité des droits, des droits de la personne, de l’égalité des sexes. Dans la société juive du temps de Jésus, comme d’ailleurs encore aujourd’hui dans la majorité des pays musulmans, les femmes ne sortaient pas seules et s’occupaient exclusivement du foyer, du mari et des enfants. Elles étaient soit les servantes, soit les esclaves de leur conjoint qui avait plein pouvoir sur elles. Elles n’étaient pas considérées comme des personnes adultes et responsables, mais comme des mineurs qui ont toujours besoin d’être surveillés, dirigés et commandés. Seul le mari était capable de raison. Il pouvait donc les réprimander, les châtier, les punir, les battre et, finalement, les expulser de sa maison si cela lui convenait.

Ici Jésus s’érige avec toute la force de son autorité pour condamner cette mentalité machiste et oppressive. Dans ce texte d’évangile Jésus pose les bases de la lutte pour la libération de la femme. Il condamne toute forme de domination, de supériorité, d’hégémonie et de prééminence de l’homme sur la femme. Il affirme que si la loi mosaïque semblait avantager les hommes, en leur donnant le pouvoir de sévir contre leurs épouses, cela était à cause d’une concession faite à la brutalité incurable des mâles et à la dureté de leur cœur. La Loi mosaïque préférait envisager une voie d’issue pour la femme mariée, lui laisser une porte de sortie, plutôt que de la contraindre à subir indéfiniment les sévices ou la violence de son mari et la condamner ainsi à une vie d’enfer. Jésus affirme que la Loi mosaïque est un moindre mal, une concession faite à la barbarie de ces hommes primitifs, mais que ce n’est pas ainsi que Dieu voit et veut les relations entre homme et femme. «Au début, lorsque Dieu créa l’homme et la femme, ce n’était pas ainsi que les choses devaient se passer», remarque le Maître.

Jésus se lève donc contre cette absurdité juridique, inventée par des hommes et pour les hommes, qui leur permet de renvoyer d’une façon unilatérale leur épouse et qui ne permet pas à celle-ci d’en faire autant. Jésus cherche à faire comprendre aux machos de son temps, que cette Loi mosaïque ratifie la pire des injustices, car devant Dieu, affirme Jésus, l’homme et la femme ont la même nature, la même dignité, la même grandeur humaine et donc les mêmes droits et les mêmes obligations. Dieu aux débuts a fait l’être humain homme et femme, avertit Jésus. Ils sont en même temps semblables et différents. Ils sont comme les deux parties d’une même médaille. Il n’y a pas un côté qui vaut plus que l’autre ou qui est plus important que l’autre. Les deux côtés ont exactement la même valeur. On ne peut pas les penser séparés. Ils ne sont pas deux, mais un, insiste Jésus. Ils existent pour être et rester ensemble, pour se compléter, pour payer ensemble le prix de la vie et le bonheur de vivre.

Ici Jésus nous dit que la force qui fait en sorte qu’un homme et une femme soient capables de briser les liens du sang qui les attachent à leurs parents pour s’unir à un partenaire étranger et ne faire qu’un seul être, qu’en seul corps avec lui, n’est évidemment pas celle de l’opportunisme, des alliances de clan ou de parti, ni la pulsion de la passion, ni l’attrait du plaisir ou la recherche de la sécurité, mais uniquement la puissance de l’amour. L’amour est le plus sublime et le plus extraordinaire des élans spirituels dont les humains soient capables; et c’est uniquement à cette Énergie intérieure, qui coule en nous de la Source de tout être que nous appelons Dieu, qu’est confiée la tâche de souder ensemble le couple humain. Jésus nous enseigne non seulement que c’est la force divine de l’amour qui, dans le couple humain, transforme l’union des corps en union des cœurs et des âmes, mais aussi que cet amour, que nous devons continuellement déployer, est aussi celui qui marque la fin de ces rapports de couple vécus à l’enseigne de la discrimination, du pouvoir, de la domination, de la supériorité, de l’humiliation, de l’exploitation et de la violence.

Jésus est donc venu nous révéler que, en tant qu’humains, nous sommes les vecteurs privilégiés de l’énergie divine de l’amour. Mais il est venu nous dire aussi que cet amour est difficile à vivre à cause de la «dureté de notre cœur»; c’est-à-dire, à cause le l’état d’imperfection de notre nature qui n’a pas encore atteint la perfection évolutive nécessaire pour réaliser une telle qualité d’amour. Sur le chemin de notre évolution humaine, nous sommes encore aux débuts. Nous sommes encore des êtres primitifs, rustres, à peine ébauchés, pas encore pleinement formés et donc incapables de jouer sur le piano de notre vie, avec succès, aisance et brio, la merveilleuse partition de l’amour que Dieu nous a confiée. Nous pianotons, et alors l’amour se gâche et se perd. Et le couple se décompose: par les circonstances de la vie, par l’instabilité de nos sentiments, et par la faiblesse de notre condition humaine exposée aux aléas de nouvelles rencontres et de notre transformation intérieure. Alors la séparation et le divorce deviennent inévitables et même nécessaires; et toute société doit les envisager, les accepter et légiférer sur une telle possibilité, afin que la vie à deux (et le mariage) ne se transforme pas en une horrible prison dans laquelle le couple risque d’être exposé à une vie insupportable et parfois d'enfer.

Ce texte de l’évangile n’est donc pas une apologie de l’indissolubilité du mariage, comme souvent une certaine exégèse catholique a voulu le faire croire, mais une apologie de la condition féminine. Ici Jésus se lève contre la discrimination, l’oppression et la violence auxquelles les femmes sont soumises de la part des hommes. Ici le Maître de Nazareth plaide en faveur de l’amour tendre, fidèle, respectueux et durable dans le couple. Ici le Nazaréen abolit et condamne toutes ces lois, toutes ces pratiques et toutes ces coutumes patriarcales inventées par les hommes et qui ne servent qu’à justifier leur comportement oppressif, égoïste et dominateur. Ici Jésus veut redonner dignité, noblesse, respectabilité, valeur et droits aux femmes. Il en fera ses meilleures amies et ses meilleures collaboratrices. C’est pour cela que les femmes l’aiment et l’entourent.

Dorénavant c’est dans sa doctrine qu’elles découvriront leur excellence et c’est dans ses paroles qu’elles puiseront à tous jamais les principes de leur libération et de leur fierté.



MB

jeudi 1 octobre 2015

LA SAINTETÉ, LE CORPS ET LE PLAISIR



Dans le christianisme la mesure de la perfection de l'homme semble être donnée par sa capacité de s’éloigner ou de fuir les réalités matérielles et donc par l’intensité de son attachement aux réalités spirituelles et surnaturelles. C’est le degré de cet éloignement et de cet attachement qui mesure son degré de perfection ou de sainteté.  Dans le catholicisme, la sainteté ou l’état de perfection, s’inspire du principe des valeurs inversées. Ce principe établit que ”ce qui est matériellement bon pour le corps de l’homme, est spirituellement mauvais pour son âme; et que ce qui est matériellement mauvais pour le corps, est spirituellement bon pour l’âme. De cet énoncé l’Église en a déduit un autre qui est à la base de tout l’enseignement catholique sur la sainteté. Ce nouveau principe peut être formulé ainsi: La capacité de la souffrance est la capacité même de la sainteté. En d’autres, mots cela signifie que plus une personne est capable de souffrance, plus elle avance en sainteté. La souffrance devient alors l’unité de mesure et l’outil pour produire de la sainteté.

Selon la doctrine catholique, la sainteté est un état de perfectionnement intérieur qui approche l’être humain de la perfection et de la beauté de Dieu. Cet état de perfection intérieure, à partir du présupposé qu’il soit réel, est, de toute évidence, un phénomène strictement spirituel et donc insaisissable. Cela signifie qu’il constitue un état de l’être qui n’a pas de consistance métaphysique et qui ne peut non plus être jaugé ou mesuré par aucune méthode humaine d’analyse. L’Église pense cependant pouvoir établir une correspondance ou une relation de cause à effet entre le comportement et les pratiques ascétiques d’un individu et son degré de sainteté , et pouvoir affirmer et déclarer infailliblement (dans les procès de canonisation des saints) son état de sainteté à partir de la constatation et de la preuve juridique de ses souffrances endurées par amour de Dieu. La sainteté semble ainsi être dans le sujet une réalité spirituelle qui peut être constatée, mesurée et quantifiée et de laquelle on peut dire qu’elle est assez abondante pour qu’une personne puisse mériter d'être inscrite dans le catalogue officiel des saints.

Nous pouvons exprimer tout cela plus synthétiquement en disant que dans le catholicisme la sainteté du chrétien est mesurée par sa détermination à réprimer l’appel du plaisir. «On peut décrire le plaisir comme un sentiment de plénitude consécutif à l’apaisement d’un besoin ou à l’accomplissement d’un désir. Le plaisir est comme une heureuse manière d’être soi-même, de coïncider avec son corps. Le plaisir nous ancre dans notre corps et dans notre monde, il nous donne du bonheur; il est source de joie et d’épanouissement ici sur terre. Un monde sans plaisir serait un monde inhumain. Le plaisir nous réconcilie avec notre corps, avec les autres, avec le monde. Profondément lié à l’expérience du corps, le plaisir nous enracine dans notre condition humaine finie, limitée, terrestre[1]. »
Parce que le plaisir implique de la part de l’homme l’acceptation joyeuse de son humanité, de sa condition corporelle et sociale; parce qu’il postule que l’homme peut être heureux ici et maintenant sans recourir à Dieu; parce qu’il suppose que Dieu n’est pas toujours nécessaire ou indispensable au bonheur de l’homme, le plaisir a toujours eu pour les religions une connotation “diabolique” et n’a jamais vraiment pu trouver “grâce” à leurs yeux. La raison de la méfiance de la religion face au plaisir est aisée à comprendre. Le but de la religion est de “relier” l’homme à Dieu. La religion est donc bâtie sur la proclamation de la supériorité de Dieu sur l’homme et sur la totale dépendance de celui-ci de la divinité. La religion doit affirmer que Dieu seul constitue le bonheur de l’homme et que Dieu seul peut combler ses besoins, accomplir ses aspirations et réaliser heureusement sa vie temporelle ainsi que son destin éternel. Pour la religion, de Dieu vient le salut, la joie et le bonheur; de l’homme le péché, la souffrance et le malheur. Cette affirmation de la religion est la raison même de son existence. Il n’est pas alors étonnant que les religions éprouvent non seulement beaucoup de difficulté à apprivoiser le plaisir, mais qu’elles nourrissent une méfiance viscérale à son égard. L’existence et la possibilité même du plaisir constituent une menace pour la religion. Le plaisir est en effet la preuve évidente que Dieu n’est pas l’unique source du bonheur pour l’homme, mais qu’il existe pour l’homme une source de félicité et d’accomplissement qui ne jaillit pas nécessairement d’en haut.


Selon la doctrine  spirituelle de l’Église, la souffrance est donc un facteur  essentiel de sainteté. La souffrance peut avoir des causes spirituelles ou des causes corporelles. La souffrance spirituelle peut être très intense et souvent même plus douloureuse que la souffrance physique. Cependant, dans l’évaluation de l’Église, la souffrance spirituelle ne semble pas avoir autant d’efficacité que la souffrance corporelle en ce qui concerne la production de sainteté. Alors que toute une vie d’efforts et d’accomplissements n’est souvent pas suffisante pour faire un saint, il suffit d’un coup d’épée ou d’une balle d’arme à feu pour produire un saint et un martyre. D’ailleurs, pendant les premiers siècles du christianisme le martyre a été la seule forme officielle de sainteté. Dans l’histoire chrétienne le martyre restera le paradigme et le modèle par excellence de la sainteté en général et de la sainteté féminine en particulier.
On peut donc affirmer que, dans la spiritualité chrétienne, la mesure de la sainteté est surtout donnée par la quantité de souffrances corporelles que l’ascète est capable d’endurer ou de s’infliger. La perfection du chrétien va ainsi dans le sens inverse de son humanité. Cela signifie que plus le chrétien réussit à détruire ou à réprimer les besoins, les pulsions et les désirs attachés à sa condition corporelle, plus il avance en perfection et en sainteté. Le processus de sanctification se déroule dans le sens contraire du processus d’humanisation. La construction d’une bonne vie spirituelle s’accomplit à travers le phénomène d’une lente démolition corporelle. Il faut mourir pour vivre. Il faut souffrir pour être heureux; il faut être inhumain pour être divin. Le divin ne peut s'installer que sur les ruines de l’humain. La “grâce” ne peut être féconde que dans la désintégration de la nature. La sainteté de l’homme se bâtit par la destruction de son humanité. L’histoire de la sainteté chrétienne nous montre, avec une monotonie déconcertante, que l’épanouissement spirituel ne réussit à émerger que de l’effondrement de l’épanouissement humain et que ce que l'Église reconnaît comme sainteté n'est, bien souvent, que le résultat d'un gâchis d'humanité.

L’Église est la seule institution religieuse qui fonde son idéologie sur l’affirmation dogmatique d’une nature humaine fondamentalement bâclée. Cette nature humaine pervertie n’est pas une nature amie, aimée, compagne agréable qui assiste l’homme au cours du voyage de la vie pour qu’il puisse réaliser sa portion d’humanité. Elle est, au contraire, un adversaire qui veut sa ruine et contre lequel l’homme doit sans cesse lutter pour se défaire de son emprise, afin d’acquérir cette liberté “angélique” qui lui vaut le salut. Les voix de la nature humaine ne parlent que de désordre et de péché; ses dispositions, ses tendances et ses pulsions ne réussissent qu’à égarer l’homme loin de Dieu. Or, ce n'est pas une entreprise de tout repos pour un chrétien que de se délester de son humanité; que d'étouffer en continuation les pulsions qui montent des profondeurs de son corps; que de se méfier de tout ce qui est typiquement humain; que de négliger les richesses humaines que l'action millénaire de la sélection et de l'évolution ont accumulées en lui; que de vouloir parcourir à contre-courant le fleuve de la vie; que de faire taire toute voix qui monte des profondeurs de sa réalité corporelle comme n'étant pas digne de confiance; que de réduire le plus possible la quantité d'humanité qui fait le support de sa vie; que de conduire une action continuellement “mortifère” contre tout ce qui est humain en lui ! Et pourtant, selon la doctrine catholique, c’est à ce prix que le chrétien se sanctifie et mérite son salut.






[1].  Theo, Encyclopédie Catholique pour jeunes, DA/Fayard, 1992, p.723.
(Extrait du livre de B. Mori  «Perimé 1» )


LES VIRUS QUI ONT CONTAMINÉ LE CHRISTIANISME

  
L’impact des philosophies dualistes de l’antiquité

On pourra difficilement comprendre le pessimisme qui caractérise la spiritualité chrétienne en général et le caractère fondamentalement torturant de la morale catholique en particulier, si on ne garde pas présent à l’esprit l’impact que les courants philosophiques des quatre premiers siècles ont exercé sur la formation de la pensée chrétienne. Les philosophies de cette période ont en effet fourni aux théoriciens de la nouvelle religion les schémas intellectuels, les instruments logiques et les techniques épistémologiques qui leur ont permis d’élaborer  à partir du noyau original du message du Prophète de Nazareth et d’exprimer, d’une façon systématique, les contenus doctrinaux de la foi chrétienne. Cette formulation marquera d’une façon définitive la théologie de l’Église pour les siècles à venir.
Sortie de la Palestine et de la zone d’influence sémitique, la foi chrétienne se propagea dans les régions de l’Empire Romain et vint en contact avec la culture gréco-romaine. Les païens (”gentiles”) perçurent ce mouvement religieux d’origine juive comme une nouvelle secte, c’est-à-dire comme une nouvelle philosophie ou école de pensée et de comportement semblable aux grandes écoles philosophiques de l’époque (Académie de Platon, le Lycée d’Aristote, le Jardin d’Épicure, le Portique de Zénon). Cette perception amènera les penseurs chrétiens venus de l’hellénisme non seulement à aborder le fait chrétien selon les habitudes de leur culture et de leur formation intellectuelle, mais aussi à l’interpréter à travers le bagage mental et les catégories philosophiques de leur époque. Pour ces nouveaux maîtres chrétiens la nouvelle religion deviendra la seule “vraie philosophie”.

Du premier au quatrième siècle, la pensée et la culture occidentale furent influencées et modelées par les courants philosophiques de l’époque dont les plus marquants ont été le platonisme, le gnosticisme, le manichéisme, le stoïcisme et le néo-platonisme. Pour comprendre certains traits caractéristiques du christianisme en général et de la pensée catholique en particulier il est donc indispensable de connaître les courants d’idées qui ont circulées dans le monde hellénistique dans lequel s’est développée la réflexion chrétienne des quatre premiers siècles.

Pour la commodité du lecteur, je résumerai ici brièvement les affirmations de base de ces anciennes philosophies qui se sont introduites dans le christianisme et qui l’ont, pour ainsi dire, «contaminé». Ces mouvements de pensée ont en commun une vision dualiste de la réalité. Cela signifie qu’ils soutiennent l’existence de deux mondes, de deux principes distincts, séparés et souvent opposés l’un à l’autre, comme l’esprit et la matière, le ciel et la terre, un Dieu bon et un Dieu mauvais, l’âme et le corps, le monde visible et le monde invisible. Ils affirment presque unanimement le double principe de la dérivation de toutes choses de Dieu et celui de leur retour en Dieu. Dieu est conçu comme pur Esprit, comme le Tout-Autre, le Transcendant, l’Indicible, l’Être parfait qui existe au-delà de la réalité sensible et matérielle; principe et fin, l’archétype et la forme exemplaire de tout ce qui existe, seule réalité authentique et parfaite. Ce Dieu se manifeste par son Logos (ou Démiurge) qui est une émanation de la divinité dans le monde matériel et visible et par lequel il y insère ordre et rationalité. Ce Dieu-Logos est considéré comme garant de l’ordre naturel des choses et des lois naturelles qu’il serait néfaste de perturber.

La personne humaine est un composé éphémère et précaire d’esprit et de matière, d’âme et de corps. L’âme humaine est une réalité subsistante, immortelle qui vient de Dieu et donc distincte et séparée du corps, capable de survivre à la vie corporelle,  destinée à retourner à Dieu et auprès duquel elle trouve son bonheur et son accomplissement véritables.

L’existence terrestre et corporelle des humains est considérée comme inauthentique, provisoire, sans valeur véritable; lieu de la lutte, de l’épreuve et de la souffrance; lieu de l’exile que l’on endure dans l’attente de rejoindre un jour la patrie véritable qui est le monde divin de l’au-delà. C’est pour ce monde divin que les âmes humaines sont faites; c’est à ce monde qu’elles sont destinées. La vie humaine sur terre n’est pas importante, car les humains sont appelés à vivre ailleurs et la vraie vie est la vie de l’âme en Dieu. Les humains vivent donc dans l’attente de mourir. Dans cette perception des choses, la mort est plus importante que la vie; la qualité de la mort compte plus que la qualité de la vie. La mort est alors le seul événement vraiment décisif de l’existence humaine sur terre, puisqu’ elle seule est capable de libérer l’âme de la servitude du corps et de rendre ainsi possible son retour à la Source divine qui l’a créée.

Le monde de la matière est un monde mauvais, éloigné de Dieu, sous l’emprise du Mal ou d’une divinité mauvaise, occasion constante de faute et de péché. C’est donc un monde dont il faut se méfier; auquel il ne faut surtout pas s’attacher, duquel il faut s’écarter par la fuite et le renoncement. Mais c’est surtout à travers le corps de l’homme que la matière, principe et siège du mal, exerce son influence néfaste sur l’âme. C’est à cause du corps que l’âme est obligée de vivre loin de Dieu. Le corps est le geôlier et le bourreau de l’âme. Le corps est l’élément qui emprisonne l’âme et la fait souffrir. Le corps, sous l’emprise du Mal à cause de la matière dont il est composé, entraîne l’âme à le suivre dans son penchant naturel vers la corruption et la déchéance.

Ce n’est qu’en gardant à l’esprit ces affirmations des philosophies dualistes qu’il est possible de comprendre pourquoi dans la doctrine chrétienne, surtout dans sa version catholique, le corps est devenu pour l’âme une source et une occasion continuelle de tentation et de péché. Au cours de l’histoire de la spiritualité catholique, le corps de l’homme, mais surtout celui de la femme, a assumé une connotation de plus en plus démoniaque. Le corps humain, source de tentation et de péché, n’est pas plus que “chair”, c’est-à-dire matière réduite à ses composantes organiques. L’âme doit lutter contre les avances du corps ; elle doit se battre pour se libérer des contraintes et des  liens qui l’attachent au corps dans lequel elle se trouve comme dans une prison obscure et de laquelle elle aspire à s’échapper, afin de réaliser son envol vers le monde des archétypes  divins . Elle doit tantôt soumettre et maîtriser, tantôt bâillonner et étouffer les forces et les pulsions d’origine corporelle. L’âme doit se défendre autant contre la violence que contre la fascination séduisante des passions. Elle ne peut faire cela qu’à travers le recours aux techniques de mortification, de répression et de refoulement.

Les manifestations typiquement corporelles et charnelles de l’existence humaine sont suspectes, disqualifiées, souvent étiquetées comme mauvaises et donc condamnées. Cela explique pourquoi, dans une certaine littérature chrétienne, surtout monastique, on en soit arrivé à penser que veiller est meilleur que dormir; jeûner meilleur que manger; pleurer meilleur que rire; gémir meilleur que se divertir ; être célibataire meilleur qu’être marié; être vierge meilleur qu’être sexuellement actif; être homme meilleur qu’être femme.

L’influence de la pensée dualiste dans le christianisme aide à comprendre pourquoi la doctrine catholique a pu imaginer et enseigner une “conception immaculée” de Marie ; pourquoi dans la tradition chrétienne il a été possible d'exalter le martyre; encourager la pratique de la souffrance corporelle; faire l’éloge inconditionné de la virginité et l'apologie du célibat obligatoire pour les clercs; entretenir le mépris et l’exclusion des femmes. Cela explique aussi pourquoi, au cours de son histoire, le christianisme a rarement encouragé, mais souvent diabolisé les sciences naturelles qui se proposent d’étudier et de comprendre la nature et le fonctionnement du corps humain et de la matière (la médecine, la chimie, l’astronomie, les mathématiques). Si cette vie est une vallée de larmes et si notre patrie n’est pas ici bas, à quoi bon soutenir et encourager la médecine qui cherche à guérir les maladies et à prolonger sur terre une existence pétrie de tentations, de péchés et de souffrances? Le salut de l’homme est conçu uniquement comme salut de son âme placé exclusivement en Dieu. Le salut est dans la mortification des passions et des exigences corporelles. Le salut est dans le renoncement et la privation. C’est à cause de la contamination dualiste de la pensée chrétienne que dans le catholicisme la souffrance est devenue le “sacrement“ du salut, car signe du combat douloureux et sanglant que l’âme doit engager pour se libérer des attaches qui la tiennent prisonnière du corps. La souffrance devient alors la norme ou le barème de la perfection et de la sainteté, comme nous le verrons plus loin.

L’influence des doctrines dualistes sur la pensée chrétienne explique enfin le caractère pessimiste, défaitiste, hargneux, souvent apocalyptique d’un certain discours clérical lorsqu’il parle du monde, des réalités terrestres et de la société humaine. À y regarder de plus près, la philosophie dualiste qui a imprégné la réflexion et la théologie chrétienne en Occident, est aussi responsable, en dernière analyse, des dégâts écologiques dont souffre aujourd’hui notre planète. En effet, une fois que l’on a posé comme principe que le monde matériel est un monde mauvais, rien ne s’oppose plus à ce que sa destruction puisse être envisagée comme bonne et souhaitable. Si l’esprit est considéré supérieur à la matière; l’âme supérieure au corps et si le corps et la matière sont la prison de l’esprit, voilà que la domination et la maîtrise du corps et de la matière deviennent un devoir et une obligation pour l’esprit. Cela vaut certainement au niveau de l’individu. Mais ce comportement agressif vis-à- vis de la réalité matérielle a été également transféré et appliquée aux réalités sociales et politiques, pour devenir une attitude collective qui caractérise la société capitaliste de l’Occident chrétien. Le monde physique, les ressources matérielles, la terre et tout ce qu’elle contient, tout est là pour être dominé, exploité par l’esprit de l’homme. Tout est là pour servir l’homme. Tout est là pour profiter à l’homme, pour combler ses besoins, pour augmenter son bien-être, pour produire ses richesses, pour augmenter ses profits. La pensée dualiste a posé les bases théoriques qui justifient l’emprise de l’homme sur la création et qui font de l’homme le maître absolu et incontesté de la nature et du monde matériel. Dans cette conception, la matière n’est pas seulement quelque chose qui emprisonne l’esprit, mais elle devient ce qui est à disposition de l’esprit et ce que celui-ci peut soumettre et utiliser à sa guise. Voilà que les bases sont jetées pour la déprédation de la nature de la part de l’homme, ainsi que l’exploitation inconditionnée et sauvage des ressources naturelles de notre planète qui un jour pourraient conduire la race humane vers sa disparition de la face de la terre.


Extrait du livre de B. Mori  «Perimé1»