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lundi 11 juin 2018

LE DÉTRAQUÉ DE LA FAMILLE

(10e dim. ord. B – Mc 3, 20-35)

Les évangiles sont des textes catéchétiques écrits pour l’instruction des premières communautés chrétiennes. Lorsque Marc, entre les années 60-70, rédigeait son évangile, il y avait encore des chrétiens qui se considéraient les descendants de la famille biologique de Jésus (peut-être étaient-il les enfants, les petits-enfants, les neveux et les nièces, les petits neveux ou les petites nièces de la deuxième génération des frères et sœurs de Jésus). Les évangiles nous ont laissé les noms d’au moins quatre frères de Jésus (Jacques, Joseph, Jude et Simon), mais ils ne spécifient nulle part ni les noms ni le nombre des sœurs.

Apparemment, les descendants naturels de la famille de Jésus réclamaient un traitement de faveur au sein de la communauté chrétienne dont ils faisaient partie. Marc profite de cette circonstance historique pour mettre les points sur les «i» et pour donner une leçon aux chrétiens de son temps. Il leur dit que dans la communauté des disciples de Jésus, fondée sur ses valeurs, ses principes et animée par son esprit, ce ne sont plus les liens du sang qui comptent, mais les liens du cœur. Il leur dit que ce qui constitue désormais le seul titre d’importance, de valeur et de grandeur dans la vie du disciple, ce n’est plus l’appartenance biologique à sa famille, mais la capacité que chacun possède d’établir des liens amicaux et affectifs avec Jésus, avec l’autre, quel qu’il soit, et avec Dieu.
 Il y a cependant autre choses qui nous frappe lorsqu’on lit attentivement ce texte de Marc et lorsqu’on se laisse saisir par l’esprit qui l’anime: on est impressionné par l’extraordinaire liberté intérieure de Jésus. Au contact et à la fréquentation du Jésus des évangiles nous comprenons que ce que Jésus nous a apporté de vraiment précieux ce n’est pas tant le salut éternel, mais la liberté qu’il nous a transmise. Il a rendu possible pour nous un exode intérieur sans précédents qui nous a permis de passer d‘un Égypte intérieur d’esclavage, à une liberté de terre promise; d’une expérience d’obscurité, à une expérience de lumière; d’une situation de peur constante et congénitale, à une situation de confiance durable et sans bornes; d’une condition d’ignorance, à une nouvelle sagesse bâtie sur une nouvelle interprétation et compréhension du monde des hommes et du monde de Dieu.

Dans ce texte, Marc présente Jésus comme un homme qui a toujours vécu en dehors des normes établies et qui a constamment marché en dehors des sentiers battus. Il est l’homme qui possède la liberté du vent, dont on ne sait pas d’où il vient et où il va. Il est l’homme du «dehors», du mouvement, de la longue route, des grands espaces, du désert silencieux et sauvage, des sommets solitaires et priants, des nuits profondes et des matins radieux aux bords du lac. Il est l’homme qui ne se laisse arrêter, renfermer, emprisonner, bâillonner par personne et surtout pas par les règles, les modelés de comportement, les obligations, les impositions et les interdits de la religion. Il a vécu dans une indépendance totale vis-à-vis de toute autorité, autant civile que religieuse. Il ne reconnaît aucune autorité qui s’impose par la force de la contrainte et du pouvoir ; mais seulement celle qui se déploie par la force du service et l’ardeur de l‘amour.

 Il veut être libre d’aller toujours son chemin, même s’il faut qu’il marche sur les aspérités des ronces, des épines, des cailloux et les dangers des eaux profondes. Il n’a jamais peur de trébucher, de tomber et de couler. Il a le courage de l’aventurier et l’intrépidité de l’explorateur. Il possède la détermination, la force et la confiance qui lui viennent de la certitude qu’il est toujours porté et soutenu par la main de son Dieu.

Toute la vie de Jésus s’est déroulée à l’enseigne du «dehors». Il est né en dehors de son pays, en dehors de sa maison, en dehors du cercle de sa famille et de sa parenté. Il est chassé hors de son village. Même son succès de thaumaturge et de prédicateur itinérant s’est tourné contre lui, en l’obligeant à rester en dehors de villes et des villages et à l’écart des foules. Ses détracteurs et les membres de sa famille diront qu’il est «hors de lui». Il mourra en dehors de la ville. Lorsque ses disciples iront le visiter au tombeau où ils «l’avaient déposé» (Jn 20,15), il sera déjà «dehors» et ailleurs.

On a comme l’impression que sa suprême liberté fait de lui un homme qui ne se laisse jamais saisir, manipuler, exploiter, utiliser au gré des désirs, des plans et des intentions des autres. Puisqu’il est l’homme donné à tous, il n’appartient à personne. Il est rarement là où nous pensons le trouver ; il est souvent présent là où nous n’imaginerions jamais le rencontrer.

Jésus est l’homme du «dehors» aussi parce que toute sa vie a été façonnée par une attitude constante de décentration de soi, de don de soi, pour aller «hors» de soi et vers l’autre, les autres, vers le monde des hommes et le monde de Dieu. De sorte que, dans l’évangile de Marc, Jésus est présenté comme l’homme totalement sorti de lui-même et entièrement consacré non pas à bâtir son propre bonheur, mais uniquement le bonheur des autres.

C’est justement parce que Jésus a vécu toute sa vie en homme libre et indépendant, sans se laisser renfermer dans les cadres fixes et établis des lois, des coutumes et des traditions;
c’est parce qu’il était indomptable, imprévisible, original, unique, réactionnaire, révolutionnaire, nouveau et innovateur dans tout ce qu’il était, dans tout ce qu’il faisait et dans tout ce qu’il disait et demandait;
 c’est parce qu’il vivait et se comportait «en dehors» des règles qui dictaient le comportement du bon fils attaché à sa famille biologique et du bon croyant attaché à sa religion;
c’est parce qu’il avait fait éclater toutes les conventions, les normes et les paradigmes traditionnels,
 qu’il a suscité les inquiétudes de sa famille naturelle et des autorités, concernés et préoccupés par les conséquences de ses actions et de sa prédication.

 Les membres de sa famille pensaient qu’il s'était détraqué, qu'il était devenu fou, qu’il avait perdu la tête et ils voulaient le rapatrier de force dans son pays natal, question d’éviter au clan familial honte et déshonneur. Les membres de la religion officielle pensaient que cet homme, fauteur de troubles, de désordres, de confusion et de divisions dans le peuple, était un «diabolos» ou un «diviseur», qui agissait sous la pulsion et l’inspiration d’un esprit démoniaque.

Malgré les apparences qu’ils auraient voulu sauver, ni l’un ni l’autre de ceux deux groupes qui en voulaient à Jésus, ne se souciaient vraiment du bien être véritable du Maître. Tout ce qui les intéressait c’était ôter de la circulation et se débarrasser d’un individu devenu gênant et une source de problèmes et de tracas pour eux et pour le système établi.  

Les attitudes agressives et malveillantes autant de sa parenté que des autorités religieuses n’auront comme effet que de renforcer davantage la détermination et l’indépendance intérieures de Jésus, qui ne reculera pas d’un pas, ne révisera pas ses positions, se gardera imperturbablement sur le chemin qu’il avait entrepris et restera fidèle jusqu’au bout à la mission qu’il pensait être la sienne et qu’il était convaincu avoir reçue de Dieu.

À sa famille, à sa mère, à ses frères et sœurs qui le «cherchaient», qui voulaient «s’en emparer», mais en «restant dehors» (Mc 3, 21; 31), c’est-à-dire, sans essayer de pénétrer le mystère profond de sa personne, Jésus répondra qu’ils devront eux aussi apprendre à parcourir un chemin de conversion, de changement et de foi. Ils devront, eux aussi, entrer dedans, à l’intérieur, dans la maison où il se trouve, s’asseoir autour de lui et «rester avec lui» (Mc 3,14); assumer humblement l’attitude du disciple qui écoute les paroles de son Maître, s’imprègne de son esprit, afin de devenir capable, comme lui  de calquer sa vie sur la volonté de Dieu (Mc 3,35). 

Aux scribes, qui lui reprochent d’être possédé par un démon, Jésus répondra que ce sont plutôt eux qui sont conduits par un esprit démoniaque, puisqu’ils veulent l’empêcher de faire le bien, de répandre autour de lui amour et bonté, de guérir, de soulager les gens de leurs maux et des leurs souffrances, en redonnant à tous espoir, confiance, courage et joie de vivre.

Finalement, ce texte nous stimule, nous, les disciples de Jésus de Nazareth, à lui rassembler. Il nous pousse à être, nous aussi, des gens de convictions et de caractère, qui savent se tenir debout dans les contrariétés, les difficultés et les épreuves de la vie, soutenus, comme notre Maître, par la certitude que nous sommes tous, dans ce monde, les instruments d’un Mystère d’Amour qui cherche à se communiquer et à se rependre et qui nous tient toujours par la main.


Bruno Mori, Montréal, juin 2018