(Jean 8, 1-11)
C’est un des
textes évangéliques qui m’a toujours profondément touché et interpellé. Habituellement,
les commentateurs de ce récit cherchent à mettre en évidence surtout le péché
de la femme et, par contraste, la capacité d’indulgence et de miséricorde de
Jésus. Personnellement, je suis plus affecté par le gâchis humain et spirituel
qui apparaît à travers le comportement des accusateurs. Les pharisiens et les scribes ne sont pas les personnes bornées, fanatiques,
exécrables, hypocrites et cruelles que bien des commentateurs décrivent. Ce
sont des scrupuleux exécutants de la loi mosaïque (la Torah ). Ce sont des légalistes.
Dans leur système religieux juif, ils cherchent à être les défenseurs, les
serviteurs exemplaires de la
Torah. Ils sont souvent de bonne foi. Ils se considèrent
comme des gens bien et en règle; en un mot, ils sont les «purs» et les
irréprochables du système.
S’ils cherchent
à interroger Jésus à propos de la loi mosaïque sur la lapidation des adultères,
c’est sans doute parce que, quelque part, ils sentent que cette loi est critiquable
comme étant injuste, inhumaine et cruelle. D’ailleurs, chez les juifs, cette
loi était rarement appliquée. Ils savent en effet qu’à côté du commandement « Ne
commet pas l’adultère», il existe aussi le commandement «Tu aimeras ton
prochain comme toi-même». Or le prochain c’est celui et celle que je croise sur
mon chemin, que je rencontre par hasard; c’est le pauvre et le riche, le malade
et le bien portant, celui qui m’est sympathique et celui que je déteste; celui
qui est en règle avec la loi et celui qui ne l’est pas. Cette femme aussi est
donc le prochain que je dois aimer et que pourtant la loi me permet de tuer.
Comment s’y prendre? Comment réagir? Comment Jésus va résoudre ce cas de
conscience? Voilà le dilemme auquel ces experts de la Loi veulent soumettre le Maître
de Nazareth dans l’espoir de le surprendre en contradiction et d’avoir de
bonnes raisons pour l’accuser comme contestataire, anarchiste et subversif.
De leur côté,
ces mordus de la Torah
ne pourraient jamais se permettre de suivre le penchant de leur cœur, de douter
du bien fondé de la Loi
et de penser finalement avec leur tête. Ce qui est dramatique chez ces
pharisiens c’est qu’ils aient écarté la primauté du commandement de l’amour et
que le parti pris, le préjugé, la peur, la protection du système, la satisfaite
complaisance de leur honnêteté, aient pris le dessus dans leur vie et desséché
la source de leur humanité et de leur sensibilité et transformé ces défenseurs de
la légalité en des êtres aigris, malveillants, remplis d’aversion envers ceux
et celles qu’ils considèrent dangereux pour le système, car différents, «transgresseurs»
et donc «pécheurs». On dirait qu’une pensée personnelle leur est défendue. Leur
vie et leurs actions sont définies et déterminées par la Loi. La Loi pense pour
eux, décide pour eux. La Loi
les dispense d’utiliser leur intelligence et leur liberté, car ils n’ont pas à discerner
entre le bien et le mal, entre ce qui est permis et ce qui est défendu. La Loi est là pour faciliter leur
vie; pour les préserver de faire des choix; pour leur éviter la dure tâche de devenir
des personnes adultes et responsables. Et puisqu’ils sont les champions de
l’observance et les gardiens de la
Torah qui exprime la volonté de Dieu, ils se considèrent aussi
en droit de juger et de lancer la pierre aux transgresseurs qui deviennent pour
eux les coupables, les méchants, les
pécheurs, les «maudits» de Dieu et que l’on doit écarter, exclure, condamner,
punir parce qu'ils constituent une peste qui infecte la société du peuple élu
de Dieu
À cause de la prétention
de leur droiture et de leur pureté, ces «pharisiens» (comme leur nom l’indique, pharisien=séparé) sont en réalité ceux
qui élèvent les murs et les barrières qui séparent les hommes. Ils sont dans la
société humaine des facteurs de division, de discrimination, de conflits,
d’inégalité. Car lorsqu’on juge, on divise, on sépare. Le juge d’un côté et le
coupable de l’autre.
Les scribes et
pharisiens de ce récit ne sont là, en effet, que pour juger. Ils veulent avant tout
juger Jésus, celui qui, selon eux, est le non-conforme par excellence qu’il faut
exclure, condamner et éliminer. Pour eux cette femme n’a ni nom, ni identité. Cette
femme ne signifie rien pour eux, sinon un objet dont ils se servent et un
simple prétexte pour arriver à leur fin. On dirait que leur légalisme, en desséchant
leur âme, les a rendus incapables d’empathie, de compassion et de pitié. Cette
femme, à cause de sa faute, n’est pour eux que la manifestation du péché sur
laquelle ils croient pouvoir déverser impunément toute l’agressivité, la
hargne, les frustrations accumulées au cours d’une vie de pulsions et de désirs
refoulés. Elle ne mérite donc ni considération, ni attention ni aucun respect, elle
représente la transgression qu’il faut
éliminer. Elle est donc là pour être
écrasée comme on écrase une vermine dégoûtante.
Ces zélateurs de
la Loi ne veulent
pas s’embarrasser avec les détails «insignifiants», les circonstances
atténuantes, les raisons valables qui pourraient, sinon justifier, du moins
expliquer la faute, tempérer l’accusation et modérer la condamnation. Personne
ne s’est arrêté un instant à se demander pourquoi cette femme en est arrivée là.
Peut-être que son mariage a été forcé? Peut-être que son mari était une brute
qui la menaçait, qui la battait, qui la terrorisait, qui la trahissait avec une
autre femme? Peut-être que dans un moment de désir et de faiblesse, cette jeune
femme a succombé à son besoin d’amour, lorsque quelqu’un un peu plus gentil lui
en a offert? Peut-être a-t-elle préféré vivre pleinement son désir, ne
serait-ce que pendant un court instant, plutôt que de vivre comme une morte le
reste de sa vie. Il peut y avoir mille raisons pour expliquer un acte non
conforme de tendresse et d’amour. D’ailleurs où est-il son amant? Pourquoi n’est-il
pas là pour la défendre, pour s’expliquer? Pourquoi n’est-il pas, lui aussi,
parmi les accusés et les condamnés? La loi ne condamnait-elle pas au même châtiment
les deux amants? Comment se fait-il qu’ici seule la femme subisse le châtiment
? Ces champions de la Loi
ne sont-ils pas en train de commettre une injustice et d’aller contre la loi
qu’ils cherchent à faire respecter ?
Cette
femme expérimente ici une solitude absolue. Elle vit l’horreur de se sentir
complètement abandonnée et des hommes et de Dieu. Elle vit des moments
terribles d’abandon, de terreur et de culpabilité. Elle se sent comme perdue dans
un gouffre de cruauté et de méchanceté creusé par les mains de ces représentants
de Dieu.
Et comme si la
haine de ces hommes religieux n’était pas suffisante pour humilier la femme,
c’est dans le temple de Jérusalem qu’ils la trainent devant Jésus, presque à
signifier que Dieu est de leur côté et qu’il est tout à fait normal d’écrabouiller
à coup de pierre une pécheresse en sa présence.
Et là, dans le
temple, en présence de Dieu, ces hommes de la Loi et de Dieu, demandent à Jésus de juger à son
tour la femme adultère. Mais Jésus ne jugera pas. C’est contraire à sa nature
et au contenu de tout son enseignement.
Jésus est ici
tellement survolté et dégoûte par l’attitude méchante et hypocrite des pharisiens
et des scribes que, pour ne pas exploser de rage et d’indignation, il s’invente
un exercice de relaxation: il se penche et fait du dessin sur le sol, question
de gagner du temps et de récupérer le calme et la maîtrise de soi.
Jésus est ici
la seule personne qui est du côté de la femme. Il est la seule personne qui
brise son immense solitude. Il est la seule présence amicale qui éprouve pour
elle de l’affection et de la tendresse. Il est aussi le seul capable de saisir
l’horrible drame qui se déroule dans le cœur autant des accusateurs que de
l’accusée et il est incapable de juger et de condamner autant les uns que
l’autre. Il ne veut renfermer personne ni dans sa méchanceté ni dans sa culpabilité.
C’est pour
cela qu’au lieu de s’en prendre à l’aveuglement des scribes et des pharisiens, Jésus
les oblige à se regarder dans le cœur; à réfléchir sur la qualité de leur vie.
Il fait appel à leur vérité profonde. Il les renvoie à eux-mêmes, à leur jugement,
à leur discernement, à leurs responsabilités; il les oblige à faire un examen
de conscience et à agir en conséquence: «Que celui qui est sans péché lance la première pierre!». Il ne juge pas, mais il invite les autres à se
juger eux-mêmes
Ainsi, après avoir
répandu par terre l’immense amertume qui avait envahi son cœur, Jésus se lève
et, regardant dans les yeux la femme qu’il a sauvé de la honte et de la mort, il
lui parle, il entre en relation et en communion avec elle. Jésus aime cette
femme comme elle est: avec ses pauvretés, ses limites, son péché. Il ne la
réduit pas à l'acte qu'elle a commis. Il représente en effet le cœur de Dieu:
sa compréhension, sa tolérance, sa bienveillance, sa miséricorde et son amour
qui se répand comme un fleuve sur les bons et les moins bons et qui veut donner
à tous la chance de se raviser, de se transformer en quelque chose de meilleur.
Jésus
reconnait cette femme comme une personne. Il l’appelle «Madame». Il la rétablit
dans la dignité que ses bourreaux lui avaient enlevée. Il lui montre la route à
poursuivre: "Va et désormais, ne pèche plus!" Jésus est confiant; il
regarde la femme comme on regarde une espérance, une promesse de vie et de
lumière. Rendue à elle-même; reconnue
dans sa faiblesse, mais aussi dans la merveilleuse richesse de son monde
intérieur, elle sera maintenant apte à affronter à nouveau la vie, non plus comme
une coupable ou comme une perdante, mais comme quelqu’un qui a été ressuscité
et qui est prêt à se battre et à lutter pour que plus personne ne lui enlève la
beauté, la dignité et la valeur d’une vie qu’elle a reçue une deuxième fois des
mains de Dieu.
MB
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire