(Luc, 19,1-10)
Luc,
médecin d’origine syrienne (Antioche), converti au christianisme par la prédication
de l’apôtre Paul, a écrit son évangile pour les chrétiens de culture gréco-romaine
qui venaient du paganisme.
Luc
rédige son texte aux débuts des année 80, en s’inspirant de l’évangile de Marc et
d’autres documents. Dans son évangile, Luc présente l’homme de Nazareth comme
un cadeau du ciel; comme un être qui vient de Dieu et qui parle au nom de Dieu;
comme quelqu’un qui connaît qui est Dieu et comment s’approcher de lui; qui
sait quelle «voie» les humains doivent parcourir pour donner du sens à leur vie
et atteindre une authentique humanité.
Luc
enseigne donc qu’en suivant la « Voie » de Jésus on peut apprendre beaucoup de
choses sur les hommes et sur Dieu. Sur Dieu, on apprend qu’il est la Source
inépuisable de l’amour ; un Être riche en miséricorde, qui ne juge personne,
qui accueille tout le monde, qui respecte les rythmes de croissance et
d’évolution intérieure de chacun ; qui a un faible pour les pauvres, les
démunis, les maganés et les meurtris de la vie ; qui s’angoisse pour les égarés
; qui embrasse les délinquants ; qui veut le bonheur de tous.
Sur
les hommes, on apprend que les riches, les puissants, les égoïstes, les
arrogants, les superbes, les présomptueux, les satisfaits, les suffisants sont
incapables d’emprunter la «voie» du Seigneur parce qu’ils n’en ressentent pas
le besoin et qu’ils finissent donc inévitablement par suffoquer dans la pièce
étanche de leur égoïsme et de leurs suffisance. On apprend aussi que Dieu
ressent une profonde tristesse, une immense pitié pour ce genre de personnes;
qu’il ne cesse cependant de les attendre à la croisée des chemins de leur
existence, dans l’espoir de les récupérer et de les sauver.
Luc développe les thèmes de l’amour gratuit,
de la bonté, de la tendresse, du pardon et de la miséricorde de Dieu, thèmes qui l’avaient
fortement impressionné et qui avaient probablement déclenché chez lui le mouvement
de conversion qui l’amena à devenir un fervent adepte du nouveau « Chemin » ou
de la nouvelle « Voie » (Act.9, 1-3 ; 18,25 ; 24,22) ouverte aux croyants par Jésus
de Nazareth.
Luc
semble fortement intéressé par la dynamique de la conversion, de la sienne et
de celle des autres chrétiens. Il veut donc réfléchir et analyser les
mécanismes de ce phénomène qui bouleverse si souvent la vie des personnes.
Or,
l’épisode de Zachée, dans lequel, avec un humour et une finesse hors pair, est
esquissé en quelques lignes le portrait de ce publicain malfamé, sert à Luc de trame
de fond pour décrire les étapes typiques que l’individu traverse avant d’arriver
à sa conversion chrétienne. Luc, utilise le récit de Zachée pour expliquer la trajectoire
humaine et spirituelle par laquelle une personne décide d’abandonner son mode
de vie, son propre chemin, afin de s’engager définitivement sur la voie du Nazaréen.
Tout cet enseignement
est admirablement condensé dans le récit de Zachée qui devient une figure
emblématique, à travers laquelle Luc, avec une habilité et une efficacité
pédagogique extraordinaire, émiette et livre aux croyants simples de son temps le
cœur du message chrétien .
En
réfléchissant sur ce texte de Luc, j’essaierai d’abord de faire ressortir
l’importance de certains mots-clefs qui guident la composition et déterminent le
sens et le contenu de ce magnifique récit. Je chercherai ensuite à montrer
combien ce texte nous concerne et combien il éclaire la structure et les
raisons ultimes de notre adhésion au projet chrétien mis en marche par le
Prophète de Nazareth.
Il
est utile de savoir que Zachée est un collecteur d’impôts à la solde de
l’occupant romain. Il exerce une profession très lucrative, mais qui, en même
temps, le rend détestable et méprisable pour tout bon juif qui le considère comme
un renégat, un escroc et un voleur. Zachée, en plus, est le chef d’une
compagnie de fonctionnaires de l’impôt, ce qui augmente la grogne et
l’agressivité de ses compatriotes à son égard.
Toutefois
la vie huppée mais tourmentée de ce riche insatisfait prend un pli inattendu et
bascule définitivement lorsque le chemin de sa vie croise celui de Jésus, en
route vers Jérusalem.
Luc
nous signifie ainsi par là que la conversion est fondamentalement déclenchée
par la rencontre de deux personnes, de deux chemins, de deux conceptions de la réalité,
de deux parcours différents de vie. Pour Luc cependant, on ne trouve pas « sa »
voie sans la chercher et sans avoir envie de la trouver. C’est pour cela qu’il caractérise
d’amblée Zachée comme quelqu’un qui « cherche » à voir.
En
effet, à la racine de toute conversion et de tout changement te de vie, il y a toujours
l’apparition d’une profonde et angoissante insatisfaction, suivie d’un long
travail de questionnement et de recherche. On se cherche parce qu’on ne sait
pas exactement qui l’on est, ou ce que l’on veut. On cherche parce que l’on n’a
pas ce que l’on désire ; parce que l’on expérimente un manque, un vide ; parce
qu’on n'est pas content de la qualité de sa vie, des fruits qu’elle produit, de
l’orientation qu’elle a prise. Nous nous sentons déçus, mécontents et malheureux
de notre chemin et nous voudrions pouvoir en entreprendre un autre.
Comme
Zachée, qui avait tout et qui pourtant n’avait rien qui pût vraiment le
contenter, le faire grandir, le soulever, le faire voler plus haut que sa
misérable vie de fonctionnaire crapuleux, occupé et préoccupé seulement à accumuler
de l’argent sur le dos des pauvres. Malgré son statut social enviable et
influent Zachée ne réussissait pas à avoir la taille spirituelle et humaine
qu’il aurait souhaité. Rien n’y faisait ! Il serait toujours resté un homme
insignifiant et de « petite taille »… à moins de tout balancer, de tout changer
dans sa vie, de tout recommencer à nouveau et différemment. Finalement, on sent
qu’il a en a marre de n’avoir et de ne voir que de l’argent. Il en a marre de
la vie qu’il conduit. Il veut avoir et voir autre chose. L’argent qu’il possède
ne lui apporte ni plus de gratification, ni plus de bonheurs, ni plus d’amis.
Au contraire, il ne fait qu’augmenter autour de lui le nombre des personnes qui
le détestent et qui souhaiterait ne plus le voir.
Luc,
en nous suggérant ce portait psychologique de Zachée, veut nous conduire à
comprendre qu’a la base de toute conversion, il y a toujours le désir, l’aspiration,
l’attente et donc la « recherche » d’une forme d’existence différente, car
celle que l’on expérimente est perçue comme invivable.
Luc,
qui à part d’être un chrétien converti, est aussi médecin, sait très bien combien
l’attitude de la « recherche » est fondamentale dans la vie d’une personne pour
que celle-ci puisse continuer à progresser jusqu’à la mesure de la taille que
Dieu a prévu pour elle. Luc sait aussi que Jésus a fait de la « recherche » un
des leitmotivs de sa prédication : «Cherchez, vous trouverez; frappez, on vous
ouvrira… car celui qui cherche trouve, et a qui frappe on ouvrira - Cherchez
les royaume de Dieu et tout le resta
vous sera donné par surcroît …» (Luc, 11, 9-10; 12,31; 19,10). L’attitude de la
recherche, suite à un sentiment intense d’insatisfaction et de vide
existentiel, ainsi que le désir de devenir, de changer, de se transformer, de
se renouveler, de parcourir d’autres routes, de voir d’autres horizons,
constituent le mètre par lequel l’évangile de Luc mesure la disponibilité au
salut, la profondeur spirituelle et la grandeur humaine d’une personne.
C’est
pour cela que Zachée, qui était de « petite taille », dès qu’il commence à «chercher»
pour voir qui était Jésus, grandit immédiatement dans l’esprit de Luc et est tout
de suite placé par lui en haut, sur un arbre, comme un oiseau qui s’y pose,
après avoir longtemps voltigé dans le ciel bleu.
Cependant,
pour Luc la conversion n’est pas seulement le résultat d’une recherche. Elle
est aussi la sortie des ténèbres, la guérison d’un aveuglement, la capacité de
voir clairement. Elle est le résultat d’une découverte, d’une rencontre, d’une
illumination, souvent d’une fulguration, par lesquelles est soudainement révélé
aux yeux du cœur et de l’esprit de la personne qui cherche, le lieu de son authentique
bonheur, les valeurs qui donneront du sens à sa vie et la forme ultime de son
plein accomplissement.
C’est
intentionnellement que Luc place le récit de Zachée immédiatement après celui de
la guérison de l’aveugle de Jéricho, un homme écrasé sur le bord de la route et
incapable de marcher sur le «chemin». C‘est intentionnellement aussi que dans le
récit de Zachée, l’évangéliste utilise le verbe «voir» immédiatement après le verbe
«chercher», pour indiquer la quête existentielle de ce publicain.
Il
est important de remarquer que Luc ne dit pas que Zachée cherchait «à voir Jésus»,
ce qui n’aurait décrit que la posture d’un badaud curieux et superficiel. Luc
prend le soin de préciser que Zachée cherchait à voir «qui était Jésus». L’emploi
du pronom relatif personnel est
d’une importance capitale pour Luc. Le «qui», indique en effet la personne de Jésus
qui intriguait et qui, en même temps, fascinait Zachée et de laquelle il aurait
voulu percer le mystère ; avec laquelle il aurait souhaité amorcer une relation
d’amitié et de familiarité. Dans sa recherche, Zachée avait «vu» et compris que
ce Prophète vagabond, plus pauvre que Job sur son tas de fumier, possédait cependant
tout ce que lui, Zachée, aurait tellement voulu avoir, mais qu’il n’avait pas.
Zachée avait «vu» et compris qu’ici le vrai riche et l’homme authentiquement réussi
était ce Jésus qui avait su se libérer de la hantise de l’avoir ; et que le
vrai misérable et l’incontestable raté, c’était par conte lui, Zachée, l’homme
cupide et stupide, qui avait passé le meilleur temps de sa vie à s’approprier
de l’argent d’autrui.
Luc
veut ainsi faire comprendre que, finalement, dans le parcours d’un homme converti,
c’est seulement la rencontre d’une personne et l’admiration, la fascination, l’attachement
quelle suscite en lui, les facteurs décisifs qui déterminent le virage existentiel
qui fait basculer sa vie du côté et sur la «voie» de l’être aimé.
C’est
cette rencontre de deux amours que Luc campe au centre de l’histoire de Zachée.
Dans ce conte il arrive un moment où le lecteur est confus ne comprenant plus
qui cherche qui. Il ne sait plus si c’est Zachée qui cherche à savoir qui est
Jésus ; ou si c’est Jésus qui cherche à savoir qui est Zachée. En effet toute
la scène est en mouvement, traversée d’une agitation et d’une excitation
fébriles. On dirait qu’il s’agit de deux amoureux qui se rencontrent enfin après
une longue et interminable séparation.
C’est
est impressionnant de voir avec quelle habilité littéraire, avec quelle
concision et délicatesse Luc réussit à exprimer l’empressement des amants,
l’urgence de proximité et le désir d’intimité qui se dégage de leurs
retrouvailles. Je me permets de paraphraser à peine les paroles de Jésus : «
Zachée, mon ami, me voici enfin ! Tu m’as tellement manqué ! Je t’ai si longtemps
cherché ! Descends vite ! J’en peux plus de t’attendre ! Il faut que je
sois avec toi! J’ai besoin, je veux tout de suite, maintenant, aujourd’hui même,
me trouver avec toi, dans l’intimité de ta maison. Je veux entrer dans ta vie,
afin que je l’emporte avec la mienne ».
Quelle
surprise et quelle joie pour Zachée d’entendre enfin quelqu’un l’appeler
amicalement par son nom ; de se sentir enfin une personne cherchée, voulue,
désirée et aimée, lui, qui jusque-là n’avait connu que le refus, l’hostilité et
la haine de la part de tous! «Vite Zachée
descendit de son arbre, - remarque Luc, - et tout joyeux il accueillit Jésus chez
lui».
Parce
que Jésus s’est donné à lui, en entrant dans sa maison, Zachée aussi entrera
dans la sienne. Il fera partie de sa famille. Il adoptera son style de vie. Il
épousera sa cause, ses principes et ses valeurs. Comme son Maître, il deviendra
un homme libre. Il brisera les chaînes de la cupidité. Il se débarrassera de
tout ce qui l’empêchera de vivre en communion d’esprit et de cœur avec son
nouvel Ami. Il sait que pour cela il faut qu’il devienne pauvre. Il ne
peut pas oublier une phrase de Jésus qui circulait sur la bouche de tous ses disciples
et qui n’avait jamais cessé de le tourmenter : « Qu’il est difficile à ceux qui
ont de richesses de se sauver ! Il est plus facile à un chameau de passer par
le trou d’une aiguille, qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu » (Mt
19,23-25 ; Mc. 10, 23-26 ; Lc. 18, 24-26). Transformé par sa rencontre avec le Seigneur
et enrichi du don d’un amour qui le transporte, Zachée, qui possède maintenant
un trésor autrement plus précieux, ne sait plus qu’en faire de son argent.
Alors, finies les tergiversations ! Zachée donnera la moitié de ses biens aux
pauvres et il remboursera au quadruple ceux qu’il a fraudé.
C’est
ainsi que Zachée, en s’engageant définitivement sur la « voie » tracée par
Jésus, connaîtra enfin félicité et plénitude de vie: « Aujourd’hui, - lui
annonce Jésus, - le salut est venu pour cette maison ».
Concluons
en disant que, par cette narration, Luc a parfaitement réussi à atteindre le
but qu’il se proposait. Il voulait d’abord faire comprendre aux chrétiens
convertis de son époque que c’est uniquement la rencontre d’une personne et l’expérience de l’amour que l’on
ressent pour elle, la seule raison et la seule force capables de déclencher le
processus de conversion (ou de transformation intérieure) par lequel la vie
d’un individu est amenée à se fondre dans celle d’un autre, dans un mouvement
de confiance et d’abandon total. Cette fusion comporte inévitablement
l’abandon d’un monde, d’une mentalité, d’un mode de vie, pour rebâtir sur
d’autres rêves et d’autres assises la nouvelle forme de son existence.
Luc
voulait ensuite conduire ces chrétiens à réaliser que leur transformation
intérieure n’avait été possible que parce que l’amour de Dieu, manifesté en
Jésus, était venu à la rencontre de leur aveuglement, de leurs malaises, de
leurs insatisfactions, de leurs égarements, en ouvrant leurs yeux, en comblant
le vide de leurs cœurs, en les établissant dans la confiance de l’amour, et les
conduisant ainsi, à la suite du Maître, sur la nouvelle «voie» qu’il avait tracé
.
C’est
sans doute à cause la densité de ses contenus, de la complexité de ses thèmes, de
la profondeur de ses aperçus et de ses références, accouplés à une extraordinaire
simplicité de composition littéraire, que ce conte de Zachée est considéré une
des plus belles perles du Nouveau Testament.
BM
27 octobre 2016
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