Les forces évangéliques qui peuvent
bâtir un monde meilleur
(Marc
10, 35-45)
S’il y a une
chose qui saute immédiatement aux yeux, lorsqu’on est un tant soit peu familier
avec la pensée de Jésus de Nazareth, c’est le refus absolu de sa part de toute
attitude qui pousse un être humain à se croire supérieur aux autres et donc en
droit d’exercer des formes de pouvoir visant à soumettre, à assujettir et à
opprimer son prochain pour en tirer des avantages personnels.
Pour Jésus
cette disposition est nettement «diabolique» (diable, «diabolos» en grec est
celui qui divise, du verbe diaballo
qui signifie diviser), car elle
cherche à établir des systèmes hiérarchiques, et donc des divisions, des
séparations, des classes et donc des inégalités qui en réalité n’ont aucune
raison d’exister. Pour Jésus tous les humains sont fondamentalement égaux, dans
leur variété et leurs différences, car tous possèdent la même et identique
dignité d’enfants de Dieu. Il faut avoir présent à l’esprit que ce principe
proclamé par Jésus, qui pour nous aujourd’hui est une évidence (du moins
théoriquement), a été, en son temps, une véritable bombe d’une charge explosive
sans précédents et qui a bouleversé et ébranlé de fond en comble les mentalités
et les principes sur lesquels les sociétés de cette époque étaient fondées.
Après Jésus, le monde n’a plus été le même.
Motivé par le
texte de l’évangile, je voudrais réfléchir avec vous sur les implications du
principe évangélique de l’égalité
fondamentale de tous les humains, qui est un des piliers de l’enseignement
du Maître de Nazareth, et qui, pourtant, a été systématiquement ravalé, bafoué,
renié et oublié au cours de toute l’histoire chrétienne de l’Occident, autant
par les sociétés laïques, que par les institutions religieuses.
Nous vivons à
une époque de transformations sans précédents. Jamais comme aujourd’hui nous
avons pris conscience que nous avons tous la même origine, que nous avons tous le
même génome, que nous appartenons tous à la même race, à la même planète, que
sommes tous reliés ensemble par la même origine, les mêmes conditions de vie,
le même destin, que nos ne formons qu’une immense famille, malgré les
différences de races et de culture. Cette unité et interdépendance est aujourd’hui
encore plus évidente grâce à la globalisation de l’économie, à la disparition des
frontières entre les différents pays, grâce aux conquêtes des technologies et
de l’espace qui permettent la vitesse fantastique des communications et des
moyens de déplacements. Nous ne vivons plus séparés, ma reliés, unis, connectés
dans un village global. La terre est devenue un petit village où tout ce qui
arrive dans un coin est immédiatement connu dans le coin opposé.
Cette
globalisation, si elle nous unit, elle nous confronte aussi plus directement
avec l’état pitoyable de notre planète, dû à la déprédation insensée de ses ressources,
ainsi qu’à la détresse, la pauvreté et la souffrance d’une grande partie de l’humanité,
causées par la marque capitaliste de notre économie qui encourage la cupidité,
la recherche du profit illimité, et qui produit de grandes injustices sociales
et d'énormes inégalités. Si notre société occidentale, depuis la révolution française,
s’est développée au cri de «liberté, égalité et fraternité», il faut admettre
que ce cri n’a pas fini de retentir, car les inégalités continuent de déchirer l’humanité.
Ce qui frappe
lorsqu’on approche l’enseignement du prophète de Nazareth, c’est de voir avec
quelle insistance, quel aplomb et quelle sagesse il a cherché à dépister les
postures intérieures qui sont à l’origine des comportements discriminatoires et
inégalitaires dans l’homme. Je me limiterai ici à quelques exemples tirés de
l’évangile. Dans l’évangile de Matthieu (ch.19) on trouve le récit du propriétaire
d’une vigne qui embauche des ouvriers à différentes heures de la journée, mais
qui donne à tous le même salaire. Or le salaire calculé pour chaque travailleur
est le montant dont une famille de ce temps avait besoin pour vivre. Évidemment
le patron doit faire face aux récriminations indignées de ceux qui ont travaillé
depuis le matin et qui se sentent injustement traités. Ils n’acceptent pas
cette façon égalitaire de faire, ils ne veulent pas être traités comme tous les
autres. Ils exigent davantage. Ils veulent un traitement différent. Ils ne veulent
pas entendre parler d’égalité.
Et c’est ici
que se situe le cœur l’enseignement de Jésus. Le Maître de Nazareth fait comprendre
que jamais on ne pourra bâtir un monde ou une société de personnes égales (mêmes
droits, même digité, même possibilité de succès, même moyens suffisants de
subsistance….) en appliquant les règles d’une stricte justice ou d’une stricte
légalité. Mais il faudra au contraire s’équiper d’une grande dose de générosité
et de sensibilité, comme le patron de la parabole, et comme devraient faire les
pays développés envers les pays sous-développés, les riches envers les pauvres,
les privilégiés envers les exclus.
Les problèmes,
les besoins et les détresses d’une grande partie de l'humanité ne seront jamais
résolus par les stratégies de la concurrence, par les politiques du pouvoir, les
ententes économiques, les lois du marché, ou par les règles d’une stricte
justice, mais seulement par les attitudes plus humaines de la sensibilité, de
la cordialité, du partage, de la générosité et de l’amour qui devraient toujours
habiter le cœur de l’homme, déterminer ses décisions et orienter ses actions.
Nous trouvons le même enseignement dans la parabole des talents (Mt. 25) où le
patron donne à chacun de ses administrateurs un montant d’argent différent à gérer
selon leurs capacités. Ensuite il se félicite avec chacun, non pas pour les résultats
obtenus, mais pour la fidélité, l’engagement et l’effort qu’ils ont déployés
pour le faire fructifier. Pour le patron de la parable, ses employés sont tous
également admirables: non pas à cause des résultats de leur travail, mais a
cause de la valeur et de la qualité de leur personne.
Pour Jésus
l’égale dignité et donc la fondamentale égalité de tous les êtres humains est
basée sur le fait que nous sommes tous les enfants d’un même Dieu, qui nous est
Père, et que nous sommes donc tous des frères, des sœurs, des égaux, même dans
nos différences.
Il faut malheureusement constater que même l’Institution ecclésiastique
qui se considère pourtant l’«exécutrice testamentaire» attitrée de l’héritage
de Jésus, est loin d’avoir assimilé et d’avoir vécu selon les principes
d’égalité proposés par le Maître de Nazareth. Tout au contraire. À partir du
VIe siècle, avec la paix constantinienne, les papes et les autorités
religieuses du temps, n’ont pas hésité à s’approprier la structure hiérarchique
de l’empire romain pour l’introduire dans celle ecclésiale et construire un
système religieux extrêmement hiérarchisé. C’est à partir de ce temps que dans
Église on a commencé à parler de hiérarchie,
d’ordre, de rang, d’autorité, de pouvoir, de clercs qui ont le pouvoir et de
laïcs qui n’en ont aucun. Ce pouvoir, (s’est ainsi que les autorités
religieuses le conçoivent), est directement conféré par Dieu à des personnes
qu’il a lui même choisies et appelées à une fonction de direction et de
sanctification dans l’Église. Ce pouvoir est donc «sacré» et il est donné à des
privilégiés, appartenant à une classe supérieure; tandis que les «simples fidèles»
constituent la masse du peuple chrétien de classe inférieure qui n’existe que
pour obéir et se soumettre aux clercs en autorité. La société de l’Église, par
volonté divine, est donc formée de personnes inégales. Comme l’a ouvertement et
formellement reconnu le pape Pie X qui, dans son encyclique Vehementer Nos (11 fév. 1906), déclare: « Il en résulte que
cette Église est par essence une société inégale, c'est-à-dire une société
comprenant deux catégories de personnes: les pasteurs et le troupeau, ceux qui
occupent un rang dans les différents degrés de la hiérarchie et la multitude
des fidèles; et ces catégories sont tellement distinctes entre elles, que, dans
le corps pastoral seul, résident le droit et l'autorité nécessaires pour
promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société. Quant à la
multitude, elle n'a pas d'autre devoir que celui de se laisser conduire et,
troupeau docile, de suivre ses pasteurs.»
L’Église officielle a donc depuis longtemps
reniée et mis de côté l’enseignement de Jésus sur l’égalité fondamentale de
tous les humains devant Dieu.
Aujourd’hui il
faudrait avoir la sagesse d’abolir dans le langage ecclésiastique la parole «hiérarchie»,
entendue comme «pouvoir sacré». Car dans la pensée de Jésus ce n’est pas le «pouvoir»
qui compte, mais le «service». Et lorsque dans les évangiles on attribue à Jésus
le «pouvoir», ce mot ne désigne jamais une faculté en vue de dominer ou
soumettre les autres, mais il indique toujours la capacité que Jésus a de guérir,
de chasser le mal, de libérer les humains de tout ce qui les opprime et les empêche
de vivre pleinement. Le pouvoir de Jésus est une force qui libère et qui sauve.
Cela signifie alors que tout pourvoir, toute autorité, toute structure hiérarchique
qui n’est pas libératrice, n’est pas conforme à l’évangile de Jésus: elle est donc
antiévangélique.
Le «pouvoir» crée les inégalités;
seulement le service est capable de rendre les hommes égaux.
C’est ce que Jésus
dans l’évangile d’aujourd’hui (Mc.10, 42-45) veut faire comprendre à Jacques et
Jean, ces deux disciples fougueux et autoritaires (qu’il avait surnommés les fils du tonnerre) qui aspirent à
occuper de hautes places de pouvoir: «Vous savez, leur dit Jésus, que les chefs
des nations commandent en maître; que les grands de ce monde font sentir leur
pouvoir; mais parmi vous il ne doit pas en être ainsi. Celui que veut devenir grand
doit se faire votre serviteur».
À la volonté
de pouvoir, Jésus oppose la volonté du service. Le véritable disciple doit
aspirer non pas à voir du pouvoir sur les autres, mais à être au service des
autres.
Selon le Maître, c’est dans cette
attitude de service que réside la vraie grandeur de l’homme; et c’est encore à
travers elle qu’il se manifeste comme véritable enfant de Dieu. Par contre, celui
qui profite de son pouvoir pour se dresser au-dessus des autres, pour créer des
inégalités et pour opprimer les autres, se transforme en être méprisable et
insignifiant dans lequel la ressemblance avec Dieu a été complètement déformée.
Et c’est ainsi
que dans la générosité, le partage, l’amour et le service envers les autres
sont mises en place, dans la pensée de Jésus, les forces de salut qui ont le
«pouvoir» de bâtir un monde plus juste, plus égalitaire et finalement plus
humain.
BM
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