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mardi 17 mai 2016

La foi religieuse serait-elle une manière rétrograde d'assumer son humanité?



Si la rencontre avec Jésus «fils de l'humain», pleinement solidaire de notre condition, est primordiale dans ma foi de chrétien, je dois constater que cette humanité, que je découvre particulièrement affinée en Jésus, est en même temps ouverte sur une transcendance. La référence à Dieu, discrète mais indéniable, telle qu'elle est présentée par les Évangiles, inspire et anime indubitablement Jésus de Nazareth. Fait troublant, irritant peut-être, mais que je ne puis écarter sans plus.
Cette relation à Dieu, je ne l'aborde plus au départ d'une révélation transmise par le milieu dans lequel j'ai grandi, mais comme une interrogation qui colle à ma condition humaine. Car je ne puis nier cette tension de tout instant en moi, et que je pressens en chacun, entre l'infiniment petit et l'infiniment grand qui m'habite, comme elle habite chacun.
Ce désir de pérennité, d'infini, de plénitude un jour possible pour moi et pour tous, je puis m'en détourner comme d'un rêve trop beau qui m'empêcherait d'assumer un quotidien plus terre à terre. Je puis le laisser se détériorer par tant de mièvreries ou d'impératifs dont on l'a affublé: récompense qui fausserait l'authenticité des engagements présents, recours trop facile à l'intervention divine, crainte des tortures de l'enfer...
N'empêche que subsiste en moi le besoin de participer à la construction d'un mieux-être qu'aucune limite ne peut satisfaire; l'incapacité pour le vivant que je suis, doué de conscience, de consentir au néant, et même de le concevoir. À la lumière de ce que les humains sont et essaient de réaliser, nous pouvons entrevoir ce que serait un monde ayant enfin libéré tout ce possible dont il se sent porteur, et qui suscite son dynamisme. Comme la personne n'existe et ne se déploie que dans un réseau de relations qui lui donnent son ampleur et sa densité, un lien avec un au-delà de l'humain explique, seul peut-être, cet infini qui nous tiraille.

Ouvert sur le divin
Et voici qu'un des nôtres, Jésus de Nazareth, partageant entièrement avec nous la condition humaine, nous dévoile sa relation avec un être supérieur, force d'amour et de vie au-delà de l'humain. La parole et le mode d'être de Jésus en relation avec le divin ne me parlent et ne me touchent que parce qu'ils émanent d'un humain pleinement inséré dans notre condition. Être amené à l'écouter parce qu'il est Dieu, c'est être mû principalement par l'autorité hautement qualifiée de celui qui me parle. L'accompagner au nom de la condition humaine que nous partageons avec lui, c'est m'avancer en raison du contenu et de la densité humaine du mode d'être dont il témoigne. Plus que l'affirmation de sa divinité, dont nous sommes incapables de comprendre ce que cela veut dire, c'est l'affirmation de la totale et entière humanité de Jésus qui m'est indispensable.
Ce Dieu qui m'a été enseigné, j'ai dû progressivement le dépouiller de bien des scories inévitables, pour retrouver la sobriété de l'Évangile. Le libérer d'une toute puissance sans cesse mise en question par sa non-intervention dans nos drames humains, personnels et collectifs. Réajuster sa paternité, utilisée pour étayer les multiples paternalismes cléricaux. Accueillir autrement le Souffle de l'Esprit mis au service de tant d'impérialismes sur les consciences et d'atteintes à la liberté, pourtant essentielle à la personne humaine... Ces décantations s'opèrent, non à coup d'efforts et de déblaiements volontaristes, mais dans une simplification à laquelle nous convie la perspective évangélique.
Et l'on retrouve alors une espérance foncière; une confiance accrue dans l'homme et dans sa responsabilité, une sensibilisation affinée aux forces de vie et d'amour à l'œuvre discrètement jusque dans les situations les plus dramatiques; la conscience diffuse d'une présence mystérieuse et discrète; une foi inébranlable dans l'être humain, au cœur d'une béance. Les questions, les doutes, les interrogations restent entiers, mais sur un fond de confiance dans l'humain et dans son devenir.
Puisque je ne vois pas en quoi ma foi religieuse ampute quoi que ce soit de mon engagement et de ma responsabilité, comme elle ne m'isole pas de tous ceux qu'anime un égal respect de nos identités différentes, comme elle accroît ma confiance dans l'humain, comme elle situe mon cheminement dans un halo d'espérance, je reste attaché à l'option religieuse, combien bousculée, qui a traversé ma vie…….
Installés dans l'absolu
La crise profonde et probablement inédite qui taraude aujourd'hui l'Église catholique tient avant tout, me semble-t-il, au fait que le magistère romain s'est installé inconditionnellement dans l'absolu. Perdant dès lors de plus en plus contact avec les hommes et les femmes de la base, qui vivent nécessairement et heureusement au cœur du relatif. Absolu dont la hiérarchie veut non seulement être le porte-parole, mais auquel elle est même tentée de s'assimiler. Ce que Rome énonce, elle l'attribue à Dieu lui-même. Tel ce cardinal revenant du conclave qui avait élu Jean-Paul I et qui déclarait: «L'Esprit-Saint a choisi comme pape Albino Luciani».
Ainsi, s'identifiant entièrement à Dieu, ou même identifiant Dieu à ses propres choix et décisions, la distance qui sépare, qui distingue le fini de l'infini est comblée par un magistère doté de la plénitude de l'Esprit. L'infaillibilité se situe dans la pleine logique de cette fusion entre une caste consacrée et l'Éternel. Le pardon donné par le prêtre engage Dieu, de même que l'absolution refusée au pénitent jugé sans contrition. C'est Dieu lui-même qui, par la voix autorisée de ses représentants, écarte de la table de communion les divorcés remariés. Les prescriptions morales de l'Église deviennent intangibles, pour tous les temps, puisqu'elles sont l'expression de la volonté divine. Rien n'est discutable, aucun enseignement n'est modifiable ni perfectible, puisqu'il émane de Dieu lui-même par révélation directe ou inspiration privilégiée de l'Esprit-Saint. C'est dans cette même perspective qu'une prise de position vaticane est considérée comme irréformable, qu'un refus, tel celui du sacerdoce féminin, est déclaré définitif.
Ainsi donc, à l'absolu de Dieu on entend identifier l'absolu du Verbe, que son insertion dans l'humain ne modifierait en rien. Ce même absolu, on l'attribue à l'Église, «inséparablement unie à son Seigneur... Église du Christ qui continue à exister en plénitude dans la seule Église catholique» (Dominus Jesus, n.16). Ce qui justifiera que le successeur de Pierre et les évêques en communion avec lui peuvent à leur tour se mouvoir dans le même absolu. Aucune différence, aucun hiatus entre ces différents degrés d'appartenance à l'absolu de Dieu. En définitive, toute distance est franchie, sans altération aucune, voire abolie, entre le Pontife Romain et l'Absolu divin. Dans cette logique, il n'y a d'autre salut pour le chrétien catholique qu'une adhésion inconditionnelle au magistère. Si on n'adhère pas totalement, «on risque de transformer le Royaume en un objectif purement humain» (idem, n.18).
Cet absolu, par lequel la hiérarchie entend conférer une autorité incontestable à ses énoncés et prises de position, lui interdit tout dialogue réellement ouvert, celui-ci n'étant possible que dans la reconnaissance de ses propres limites. Limites qui sont aussi nos frontières, c'est-à-dire nos portes d'accès à la vérité de l'autre. L'absolu isole, en se situant dans la sphère de l'intouchable, de l'indiscutable. Le relatif ouvre à la rencontre, à l'écoute, à l'échange, à la relation ouverte.

Qu'est devenu le peuple de Dieu ?
Les gardiens de l'absolu deviennent peu à peu une tranche d'humanité mise à part, au-dessus du lot, détentrice de perceptions que la masse n'aurait pas. Leur emprise sur «les autres, non bien sûr comme privilège mais comme service», dépossède progressivement les fidèles de leur autonomie. C'est-à-dire de leur capacité de s'auto-gérer. L'obéissance-soumission, inculquée comme vertu majeure, sape la dignité de l'homme debout, responsable et solidaire.
Ainsi s'établit progressivement et se fige une distinction, une séparation, une différence déclarée même essentielle entre magistère et peuple fidèle, entre prêtres et laïcs, entre détenteurs de pouvoirs sacramentels et la masse des chrétiens. Masse que beaucoup désertent, car ces hommes et ces femmes, chargés de responsabilités multiples dans la vie courante, acceptent de moins en moins de n'être que des chrétiens de seconde zone, auxquels on dénie la capacité d'être adultes dans l'Église. La multiplication des rappels à l'ordre, comme les déclarations péremptoires du magistère, loin de rétablir la communion, ne font qu'accentuer la crise et écarter de l'Église officielle tant de bonnes volontés. Quel avenir à moyen terme pour une institution qui interpelle de moins en moins les forces vives d'un univers en pleine mutation?
La réaction d'une partie importante du peuple chrétien peut être interprétée comme la révolte adolescente de l'esprit moderne qui refuse tout ce qui est difficile et exigeant. N'exprimerait-elle pas, plus fondamentalement, l'exigence humaine de s'assumer, d'être créateur, d'oser être responsable, même à l'égard et vis-à-vis de Dieu? Exigence probablement autrement plus difficile, plus risquée, que la soumission inconditionnelle à une autorité sacralisée.
Est-ce l'homme debout, en dialogue avec son Dieu, que l'athée récuse? Peut-être. II refuse en tout cas tout ce qui dans la religion suppose l'homme prostré, téléguidé, soumis, «obéissant jusqu'à la mort». Personnellement, je suis tout autant enclin à le refuser au nom de ma dignité humaine, mais également au nom de ma foi de chrétien. Un des fils conducteurs du comportement de Jésus, tel que les évangiles le décrivent, est la manière dont à tout moment et à l'égard de chacun, si paralysé ou aveugle soit-il, il l'invite, il l'aide à se mettre debout. Se construire comme «fils» requiert de quitter l'obéissance-soumission, l'adhésion fusionnelle avec Dieu et, plus difficile encore, avec «ses représentants sur terre, le corps épiscopal».

(Extrait de Rue de la Pré-Voyance: Essais sur la pensée de Pierre de Locht, publié aux éditions Feuilles Familiales en 2003)


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