Rechercher dans ce blog

samedi 12 septembre 2015

Une société de sourds-muets


(Marc 7, 31-37)


Les récits de l’Évangile que la liturgie nous propose chaque dimanche ne sont généralement pas des récits qui ont comme but de nous renseigner sur ce que Jésus a fait à une certaine période de sa vie. Si tel était le cas, le contenu des Évangiles n’aurait aucun intérêt ni aucune valeur pour nous. Car, finalement, en quoi le fait qu’un individu ayant vécu il a deux mille ans et ayant accompli certaines guérisons ou agi d’une certaine manière plutôt que d’une autre, peut bien me concerner ? Les récits des Évangiles ne nous intéressent pas pour leur valeur historique, mais pour leur valeur symbolique. Cela signifie que les récits des Évangiles nous intéressent non pas tant pour ce qu’ils nous révèlent, mais pour ce qu’ils nous cachent; non pas tant à cause de ce qu’ils nous racontent ouvertement et directement (leur contenu matériel ou littéraire), mais par ce qu’ils nous disent indirectement. En d’autres termes, dans les Évangiles, ce n’est pas l’histoire ou l’anecdote qui compte, mais le sens, la signification ou le message que l’Évangile, à travers le conte en question, veut nous transmettre. C’est donc ce sens et ce message qu’il est important de découvrir.

L’Évangile d’aujourd’hui nous amène, avec Jésus, en plein territoire de la Décapole, c’est-à-dire en cette région très peuplée à l’Est de la Palestine (au sud de la Syrie actuelle), où il existait au temps de Jésus, une vingtaine de villes assez proches les unes des autres, avec une grosse population et une intense activité commerciale. On est en plein cœur du commerce, de l’activité humaine et de la vie économique. On est donc loin de la paix, du calme et de la relative tranquillité de la Galilée et de son beau lac.

L’Évangile veut donc nous plonger dans un climat qui nous est familier et créer un scénario que nous connaissons très bien, parce qu’il constitue le milieu dans lequel se coule le quotidien de notre vie: la hâte, la course, les rythmes frénétiques, les queues sur les routes, le trafic exaspérant, le bruit, la confusion, l’énervement, la préoccupation constante du profit et du succès, la hantise de l’efficacité, l’urgence de la productivité, la nécessité de la consommation, la violence et le harcèlement physique et psychologique au travail, la fatigue chronique, la dépression, l’indifférence générale, la méfiance, la peur des autres, d’où la fermeture sur nous-mêmes, l’insensibilité, l’incommunicabilité, le dialogue de sourds...

Oui, c’est vrai! Dans notre vie quotidienne, à cause des conditions de vie que nous avons créées; à cause du style de vie que nous avons adopté; à cause du type de relations que nous avons établies et du type de société que nous avons inventé, nous sommes tous devenus des aveugles, des sourds et des muets. Nous ne voyons plus, nous n’entendons et n’écoutons plus, nous ne dialoguons plus. N’est-il pas vrai que, dans un certain sens, nous sommes tous devenus des sourds? Nous allons toujours tellement vite, nous sommes toujours tellement pressés, nous sommes tous tellement absorbés par nos affaires, que nous avons perdu la faculté et donc la capacité d’écouter. Nous ne savons plus écouter personne: ni nous-mêmes, ni les autres, ni (la voix de) Dieu.

Nous ne savons plus écouter nous-mêmes: nous n’avons plus le temps de nous mettre à l’écoute des besoins de notre intelligence et des aspirations profondes de notre cœur et de notre âme. Nous vivons toujours à la surface ou à l’extérieur de notre être et jamais à l’intérieur. Et, à cause de cela, nous ne nous connaissons pas; nous sommes des étrangers dans notre propre maison. Nous ne sommes jamais descendus à l’intérieur de nous-mêmes, dans ces profondeurs de notre être où se cachent pourtant nos vraies richesses et qui contiennent la meilleure partie de nous-mêmes. À cause du bruit qui nous entoure, à cause du temps et de la disponibilité qui nous manquent, à cause du fait que notre attention est toujours détournée de l’essentiel et toujours tournée vers le contingent et le matériel, nous sommes tous devenus sourds aux appels qui surgissent de l’intérieur de nous-mêmes et qui voudraient nous convier vers une forme d’existence plus accomplie car plus humaine et plus spirituelle.

Nous ne savons plus écouter les autres. Soyons honnêtes, nous sommes devenus une génération de sourds! Nous entendons, peut-être, mais nous n’écoutons plus. Combien de pères sont capables de s’asseoir, de s’arrêter pour écouter vraiment leurs enfants ? Combien de parents sont des sourds devant leurs grands adolescents, qui pourtant leurs parlent à travers les gestes de leur insécurité, de leurs bêtises et de leurs maladresses; ou à travers le langage indirect et souvent inconscient de leurs insatisfactions, de leurs rebellions, de leurs besoins, de leurs cris, de leurs larmes !

Nous n’écoutons que ce qui nous intéresse et quand cela peut nous apporter des profits ou des avantages. Mais nous avons perdu la capacité d’écouter avec le cœur. Ce qui signifie que nous avons perdu la capacité de l’écoute positive, gratuite; de l’écoute amicale, désintéressée; de l’écoute amoureuse, faite pour faire plaisir à l’autre, pour accueillir l’autre, pour valoriser l’autre, pour nous enrichir de l’autre. Ainsi écoutons-nous vraiment notre conjoint, nos amis, nos collègues de travail, nos vieux ? Et quand je dis “écouter” je veux dire “prêter attention” à ce qu’ils disent. assimiler ce qu’ils disent, faire descendre non seulement dans notre esprit mais surtout dans notre cœur leurs paroles, afin que celles-ci puissent susciter une réaction de sympathie, de chaleur et de participation sincère de notre part. Sans cela nos conversations ne sont que des monologues ou des dialogues entre des sourds. Savoir écouter est, en fin de compte, une des plus belles façons d’aimer. La capacité d’écouter est une qualité tellement rare aujourd’hui, que les individus qui la possèdent et qui ont réussi à la développer, deviennent les personnes les plus recherchées et les plus aimées.

Et puisque nous ne savons plus écouter, voilà que nous sommes aussi devenus incapables de parler, de communiquer et de dialoguer. Nous sommes des sourds qui parlent à d’autres sourds. Donc nous parlons inutilement. Nous parlons, mais souvent pour ne rien dire. Et cela non seulement parce que, vivant à la surface de nous-mêmes, nous manquons de profondeur et donc nous n’avons rien de vraiment intéressant, important et valable à dire, mais aussi parce que notre interlocuteur est trop pressé et trop distrait pour saisir et intérioriser ce que nous disons. Nous parlons de la pluie et du beau temps. Nous parlons pour proférer des banalités. Nous parlons pour remplir avec du bruit des silences autrement gênants. Nous parlons sans rien dire. Sans nous en rendre compte, nous sommes devenus muets !

Alors, qui d’entre nous pourra dire ne pas avoir besoin de guérison? Nous sommes tous ce sourd-muet présenté à Jésus pour qu’il le guérisse. Mais Jésus sait que pour lui rendre ses facultés, la seule cure valable est celle de sortir ce malheureux de l’environnement bruyant et accablant de la Décapole; de l’éloigner du stress de la vie; des contraintes du travail et de l’activité; de lui donner la possibilité de ralentir les rythmes et les cadences infernales qui rongent de l’intérieur sa vie et l’empêchent de “s’ouvrir” au plaisir de l’écoute et du dialogue avec le monde qui l’entoure. Voilà pourquoi dans le texte évangélique de Marc il est dit que pour guérir le sourd-muet, Jésus dut l’amener à l’écart, loin de la foule, dans un lieu solitaire. Seulement alors le malade a été capable de “s’ouvrir” et d’entendre finalement, dans l’émerveillement et la joie, la mélodie du monde autour de lui, ainsi que l’extraordinaire nouveauté du message de Jésus.

BM




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire