(Marc 7, 31-37)
Les récits de l’Évangile
que la liturgie nous propose chaque dimanche ne sont généralement pas des
récits qui ont comme but de nous renseigner sur ce que Jésus a fait à une
certaine période de sa vie. Si tel était le cas, le contenu des Évangiles n’aurait
aucun intérêt ni aucune valeur pour nous. Car, finalement, en quoi le fait
qu’un individu ayant vécu il a deux mille ans et ayant accompli certaines
guérisons ou agi d’une certaine manière plutôt que d’une autre, peut bien me
concerner ? Les récits des Évangiles ne nous intéressent pas pour leur valeur historique,
mais pour leur valeur symbolique. Cela signifie que les récits des Évangiles nous
intéressent non pas tant pour ce qu’ils nous révèlent, mais pour ce qu’ils nous
cachent; non pas tant à cause de ce qu’ils nous racontent ouvertement et directement
(leur contenu matériel ou littéraire), mais par ce qu’ils nous disent
indirectement. En d’autres termes, dans les Évangiles, ce n’est pas l’histoire
ou l’anecdote qui compte, mais le sens, la signification ou le message que
l’Évangile, à travers le conte en question, veut nous transmettre. C’est donc
ce sens et ce message qu’il est important de découvrir.
L’Évangile d’aujourd’hui
nous amène, avec Jésus, en plein territoire de la Décapole , c’est-à-dire en
cette région très peuplée à l’Est de la Palestine (au sud de la Syrie actuelle), où il
existait au temps de Jésus, une vingtaine de villes assez proches les unes des
autres, avec une grosse population et une intense activité commerciale. On est
en plein cœur du commerce, de l’activité humaine et de la vie économique. On
est donc loin de la paix, du calme et de la relative tranquillité de la Galilée
et de son beau lac.
L’Évangile veut donc nous
plonger dans un climat qui nous est familier et créer un scénario que nous
connaissons très bien, parce qu’il constitue le milieu dans lequel se coule le
quotidien de notre vie: la hâte, la course, les rythmes frénétiques, les queues
sur les routes, le trafic exaspérant, le bruit, la confusion, l’énervement, la
préoccupation constante du profit et du succès, la hantise de l’efficacité,
l’urgence de la productivité, la nécessité de la consommation, la violence et
le harcèlement physique et psychologique au travail, la fatigue chronique, la
dépression, l’indifférence générale, la méfiance, la peur des autres, d’où la
fermeture sur nous-mêmes, l’insensibilité, l’incommunicabilité, le dialogue de
sourds...
Oui, c’est vrai! Dans notre
vie quotidienne, à cause des conditions de vie que nous avons créées; à cause
du style de vie que nous avons adopté; à cause du type de relations que nous
avons établies et du type de société que nous avons inventé, nous sommes tous
devenus des aveugles, des sourds et des muets. Nous ne voyons plus, nous
n’entendons et n’écoutons plus, nous ne dialoguons plus. N’est-il pas vrai que,
dans un certain sens, nous sommes tous devenus des sourds? Nous allons toujours
tellement vite, nous sommes toujours tellement pressés, nous sommes tous tellement
absorbés par nos affaires, que nous avons perdu la faculté et donc la capacité
d’écouter. Nous ne savons plus écouter personne: ni nous-mêmes, ni les autres,
ni (la voix de) Dieu.
Nous ne savons plus écouter
nous-mêmes: nous n’avons plus le temps de nous mettre à l’écoute des besoins de
notre intelligence et des aspirations profondes de notre cœur et de notre âme. Nous
vivons toujours à la surface ou à l’extérieur de notre être et jamais à
l’intérieur. Et, à cause de cela, nous ne nous connaissons pas; nous sommes des
étrangers dans notre propre maison. Nous ne sommes jamais descendus à
l’intérieur de nous-mêmes, dans ces profondeurs de notre être où se cachent
pourtant nos vraies richesses et qui contiennent la meilleure partie de
nous-mêmes. À cause du bruit qui nous entoure, à cause du temps et de la
disponibilité qui nous manquent, à cause du fait que notre attention est
toujours détournée de l’essentiel et toujours tournée vers le contingent et le
matériel, nous sommes tous devenus sourds aux appels qui surgissent de
l’intérieur de nous-mêmes et qui voudraient nous convier vers une forme
d’existence plus accomplie car plus humaine et plus spirituelle.
Nous ne savons plus écouter
les autres. Soyons honnêtes, nous sommes devenus une génération de sourds! Nous
entendons, peut-être, mais nous n’écoutons plus. Combien de pères sont capables
de s’asseoir, de s’arrêter pour écouter vraiment leurs enfants ? Combien de
parents sont des sourds devant leurs grands adolescents, qui pourtant leurs
parlent à travers les gestes de leur insécurité, de leurs bêtises et de leurs
maladresses; ou à travers le langage indirect et souvent inconscient de leurs
insatisfactions, de leurs rebellions, de leurs besoins, de leurs cris, de leurs
larmes !
Nous n’écoutons que ce qui
nous intéresse et quand cela peut nous apporter des profits ou des avantages.
Mais nous avons perdu la capacité d’écouter avec le cœur. Ce qui signifie que nous
avons perdu la capacité de l’écoute positive, gratuite; de l’écoute amicale,
désintéressée; de l’écoute amoureuse, faite pour faire plaisir à l’autre, pour
accueillir l’autre, pour valoriser l’autre, pour nous enrichir de l’autre.
Ainsi écoutons-nous vraiment notre conjoint, nos amis, nos collègues de
travail, nos vieux ? Et quand je dis “écouter” je veux dire “prêter attention”
à ce qu’ils disent. assimiler ce qu’ils disent, faire descendre non seulement
dans notre esprit mais surtout dans notre cœur leurs paroles, afin que
celles-ci puissent susciter une réaction de sympathie, de chaleur et de
participation sincère de notre part. Sans cela nos conversations ne sont que
des monologues ou des dialogues entre des sourds. Savoir écouter est, en fin de
compte, une des plus belles façons d’aimer. La capacité d’écouter est une
qualité tellement rare aujourd’hui, que les individus qui la possèdent et qui
ont réussi à la développer, deviennent les personnes les plus recherchées et
les plus aimées.
Et puisque nous ne savons
plus écouter, voilà que nous sommes aussi devenus incapables de parler, de
communiquer et de dialoguer. Nous sommes des sourds qui parlent à d’autres
sourds. Donc nous parlons inutilement. Nous parlons, mais souvent pour ne rien
dire. Et cela non seulement parce que, vivant à la surface de nous-mêmes, nous
manquons de profondeur et donc nous n’avons rien de vraiment intéressant,
important et valable à dire, mais aussi parce que notre interlocuteur est trop
pressé et trop distrait pour saisir et intérioriser ce que nous disons. Nous
parlons de la pluie et du beau temps. Nous parlons pour proférer des banalités.
Nous parlons pour remplir avec du bruit des silences autrement gênants. Nous
parlons sans rien dire. Sans nous en rendre compte, nous sommes devenus muets !
Alors, qui d’entre nous
pourra dire ne pas avoir besoin de guérison? Nous sommes tous ce sourd-muet
présenté à Jésus pour qu’il le guérisse. Mais Jésus sait que pour lui rendre
ses facultés, la seule cure valable est celle de sortir ce malheureux de
l’environnement bruyant et accablant de la Décapole ; de l’éloigner du stress de la vie; des
contraintes du travail et de l’activité; de lui donner la possibilité de
ralentir les rythmes et les cadences infernales qui rongent de l’intérieur sa
vie et l’empêchent de “s’ouvrir” au plaisir de l’écoute et du dialogue avec le monde
qui l’entoure. Voilà pourquoi dans le texte évangélique de Marc il est dit que
pour guérir le sourd-muet, Jésus dut l’amener à l’écart, loin de la foule, dans
un lieu solitaire. Seulement alors le malade a été capable de “s’ouvrir” et
d’entendre finalement, dans l’émerveillement et la joie, la mélodie du monde
autour de lui, ainsi que l’extraordinaire nouveauté du message de Jésus.
BM
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