Dans la société juive du temps de Jésus, la liste de
ces exclus de la société était très longue et incluait une grande partie de la
population: elle comprenait les pauvres, les mendiants, les clochards, les
gens sans instruction; ceux qui exerçaient des professions considérées impures
ou infamantes (comme les berges, les collecteurs d’impôts, les prostituées, les
usuriers, les soldats, les fossoyeurs, les coiffeurs, les teinturiers, les
cordonniers, les bouchers, les journaliers à la solde des grand propriétaires
terriers… etc.). À cette liste il fallait ajouter les esclaves, les enfants,
les veuves, tous les guenilleux et les désespérés qui traînaient dans les rues
à la recherche de nourriture, d’un travail sporadique; tous ces malades
affectés de handicaps physiques ou mentaux (estropiés, paralysés, aveugles,
sourds-muets, malades mentaux desquels on disait qu’ils étaient habités par des
«esprits mauvais», lépreux ...).
Tout ce monde de paumés constituait finalement la plus
grande partie de la société de l’époque: d’un côté il y avait la minorité de
gens riches et fortunés, instruits, religieux, fidèles à la Loi ; et de l’autre côté tout
le reste de la population, que les gens «bien» considéraient comme de la
«racaille». Jésus, et c’est en cela que consiste le trait extraordinaire et
fascinant de cet homme, s’est toujours considéré comme faisant partie de la «racaille».
Dans les évangiles on ne trouve jamais Jésus du côté des personnes rangées,
respectables, religieusement irréprochables, mais toujours du côté de ceux et
celles que la société officielle avait marginalisés, isolés et proscrits.
Jésus s’est rendu compte que ces pauvres gens qui manquaient
de statut social, de légitimation, de considération, de respect, de valeur… eh
bien , ces gens possédaient en réalité une innocence, une simplicité, une
beauté intérieure, des richesses et de valeurs humaines qui les rendaient bien
plus intéressants, bien plus attrayants, bien plus sympathiques, bien plus
faciles à fréquenter et à aimer que l’élite religieuse piquée d’intégrité et de
moralité. Jésus a eu la ferme conviction que ce sentiment de préférence,
d’empathie, d’amitié, de solidarité, de proximité envers les maganés de la vie
qu’il ressentait si intensément dans son cœur et dans son esprit, était aussi
partagé par Dieu lui-même. Jésus eut d’abord l’intuition et la sensation et
ensuite la ferme conviction que Dieu, s’il était vraiment l’être d’amour qu’il
devait être, ne pouvait que ressentir et éprouver les mêmes sentiments que lui et
que donc Dieu devait, lui-aussi, se plaire en compagnie de ce monde de paumés
et qu’il devait les aimer de toutes les forces de son cœur.
Pour ces gens abandonnés, laissés à eux-mêmes, sans appui,
sans protection, sans aucune sorte de sécurité et d’avenir, Jésus a éprouvé un grand
élan de tendresse et de compassion. Les évangiles nous présentent souvent Jésus
qui, regardant avec consternation les déplorables conditions du peuple qui
l’entoure, a l’impression de contempler un troupeau de brebis à l’abandon, qui
erre sans but, sans protection, sans guide, sans pasteur. Il se dit que Dieu,
son Dieu, ne peut pas être insensible à tant de détresse et de malheur. Il se
dit que Dieu a certainement un plan; qu’il a certainement l’intention
d’intervenir, de faire quelque chose afin de changer les conditions de vie de
tout ce pauvre monde. Il se dit que sans doute un jour Dieu interviendra, il
s’approchera, il touchera de sa main les plaies et les tribulations de ces gens
et il transformera leur vie par le miracle et les forces de sa présence.
C’est parce que Jésus a été traumatisé par la
constatation de l’état de destitution, de souffrance, d’abrutissement et de dégradation
dans lequel vivait la grande majorité de ses contemporains, qu’il a commencé à
concevoir le rêve ou l’utopie d’un monde différent qu’il a appelé le «Règne de
Dieu». Le règne de Dieu devient alors
pour Jésus le rêve d’une monde nouveau qui n’est plus régi par les stratégies
de l’ambition et de la cupidité; par la course au pouvoir; par l’oppression et
l’exploitation du plus faible par le plus fort; mais qui est inspiré et guidé
par les forces de la communion, du dialogue, du respect, de la fraternité, du
partage, de la bonté, du don, du pardon, en un mot, par l’attitude de l’amour
tel qu’il existe à l’intérieur de la vie et du monde de Dieu.
Jésus n’a qu’un seul souci: celui d’annoncer et de répandre
parmi ce monde de pauvres, d’exclus et de paumés la bonne nouvelle que Dieu les
aime et qu’il s’apprête à intervenir en leur faveur; qu’il est avec eux, de
leur côté; qu’il n’est pas et n’a jamais été du côté des grands, des puissants,
des ceux qui sont dans les normes, qui se croient justes, honnêtes et en règle
avec la Loi et la
religion. Pour leur montrer que Dieu était de leur côté, voilà que Jésus se
tient lui aussi de leur côté. Les paumés deviennent ses amis, ses préférés, le
milieu de vie dans lequel il évolue, agit et vit. Au point que ses adversaires
l’accusent de manger et boire avec les «pécheurs»; de fréquenter les
samaritains hérétiques, les voleurs publiques et les prostituées des rues;
d’assumer la façon de faire et de vivre de ces «maudits» qui ne se préoccupent
pas de respecter ni le sabbat, ni les règles de pureté rituelle établie par la
religion; ni de se conformer aux directives des prêtres du Temple. Pour les
représentants de la religion officielle juive, Jésus est vraiment devenu un
pécheur parmi les pécheurs, en assumant toute la réprobation et les
conséquences que ce choix comporte. Il finira en effet exécuté sur une croix
comme le plus dangereux et le plus exécrable des bandits.
Dans le récit évangélique de ce dimanche (Mc.1.40-45),
nous avons un exemple de cette attitude de Jésus et de comment la souffrance et
la détresse humaine le perturbent. Le texte de l’évangile que nous venons de
lire raconte que, devant le lépreux, Jésus ressent immédiatement de la
«compassion». Le verbe grec utilisé par l’évangéliste signifie plus précisément
«être «pris aux tripes», «en avoir les entrailles remuées». Il désigne donc un
sentiment tellement fort qu’il en est tout bouleversé. Et c’est parce que Jésus
est affecté de la sorte par la condition misérable de l’autre qu’oubliant toute
précautions, faisant fi de toutes lois, tabous et interdictions, il se sent irrésistiblement
poussé à s’approcher du lépreux, à abolir la séparation, («il allonge la
main»), à entrer en contact réel et concret («il le touche») avec sa maladie
et sa situation, afin que ce malheureux ne se sente plus jamais ni repoussé, ni
exclu, ni seul, ni abandonné, mais transformé et guéri par l’effet de cette
présence de compassion et d’amour qui «veut» se communiquer et qui n’hésite pas
à se compromettre et à risquer sa propre sécurité et sa propre vie. «Oui, je le veux! ….Sois
guéri ! Sois Heureux!».
Jésus fait tout cela pour redonner dignité, confiance
et espoir. Pour faire comprendre que ce qui compte devant Dieu ce n’est pas la
conformité de la conduite aux normes, aux coutumes, aux traditions inventées
par les hommes, mais la conformité du cœur aux exigences et aux appels de
l’amour. Et pour cela Jésus pense qu’on n’a pas besoin ni d’être puissant, ni
d’être nanti, ni d’être en pleine santé, ni d’être conforme; mais seulement
d’avoir un cœur sensible et compatissant. C’est pour cela que dans «le royaume
de Dieu» les derniers seront les premiers et Dieu ira lui-même à la recherche de
la brebis égarée pour la ramener à la sécurité du bercail et pour l’assister
avec la tendresse de son amour. Il ne veut pas qu’un seul de ces «petits» se
perde ou perde la chance d’expérimenter dans sa vie le bonheur de se sentir
aimé.
C’est en cela que consiste fondamentalement la bonne nouvelle ou l’«évangile» que Jésus est
venu annoncer.
BM
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